Michel LOIRETTE
La boîte brisée

Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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Chapitres :  

  1. LA BOITE
  2. L'ANGLAIS (lecture gratuite en décembre)
  3. LE DEJEUNER SUR L'HERBE (lecture gratuite en décembre)
  4. L'EAU DE PIQUEPOULE (lecture gratuite en décembre)
  5. LA PETROLETTE (lecture gratuite en décembre)
  6. CHARLEMAGNE (lecture gratuite en décembre)
  7. LE MONSTRE DE GOZON (lecture gratuite en décembre)
  8. LES FRAISES (lecture gratuite en décembre)
  9. LA DEMANDE EN MARIAGE (lecture gratuite en décembre)
  10. LA DOUCE (lecture gratuite en décembre)
  11. LES RELIQUES (lecture gratuite en décembre)
  12. LA MULE (lecture gratuite en décembre)
  13. LE MOUTON NOIR (lecture gratuite en décembre)
  14. LE MAS RAYNAL (lecture gratuite en décembre)

 

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LA BOITE

Autant que je m'en souvienne, cette boîte noire en carton bouilli avait toujours excité mon imagination. Elle trônait sur le rebord de la cheminée et personne n'aurait eu l'idée d'y toucher. Chacun la contemplait avec respect comme s'il s'agissait des reliques sacrées de Sainte Foy! Il ne se passait pourtant pas de vacances que je ne demande à percer son mystère. L'oncle qui était dur de la feuille l'était encore davantage lorsqu'on lui demandait de la voir de plus près et si j'insistais trop, il me rabrouait et me disait d'en parler à la grand-mère Eugénie qui se contentait de hocher la tête et de faire un signe de croix. Quant à mes parents, ils semblaient bien savoir ce que contenait la boîte mais prétendaient que ce n'était pas de mon âge, que j'étais trop impressionnable et que si l'on m'en parlait, je ferais des cauchemars. Il est vrai que de mauvais rêves j'en faisais souvent lorsque nous venions dans cette grande bâtisse aux pièces noirâtres, encrassées par la fumée qui l'hiver s'échappait de l'âtre. Comme l'électricité n'avait pas été installée dans la chambre que j'occupais, par mesure d'économie, il n'était pas question que je puisse m'endormir en lisant un livre comme j'avais l'habitude de le faire à Paris et je devais affronter dans l'obscurité les craquements des meubles, des poutres et du plancher qui me faisaient penser que des êtres mystérieux y avaient élu domicile. Mais j'étais prêt à faire les pires cauchemars, à affronter tous les fantômes de la terre et du ciel si je pouvais découvrir le contenu de la boîte. Je connaissais bien les versets de la Genèse et du Paradis Perdu et je n'ignorais pas ce qui arrivait à ceux qui enfreignent les interdits mais, dussé-je le confesser, j'éprouvais comme Adam et Eve le délicieux sentiment de concupiscence et de gourmandise que l'on ressent toujours à l'égard de ce qui n'est pas autorisé.

Nous étions au mois d'août 1953 et j'avais tout juste 10 ans, une chaleur accablante régnait alors et toute la famille était plongée dans une de ces siestes mémorables que l'on ne connaît vraiment que dans le midi. Profitant de ce moment de répit, je grimpai sur une chaise pour atteindre la fameuse boîte. L'oncle avait beau être menuisier, ses chaises ne tenaient pas debout et j'avais à peine mis la main sur le couvercle que le siège se déroba et je me retrouvai sur le derrière dans un grand fracas de bois brisé. La boîte gisait à terre et son contenu s'était répandu. L'oncle avait sa chambre juste à côté de la salle à manger et je ne tardai pas à le voir apparaître avec l'air bougon de quelqu'un que l'on a sorti brutalement du sommeil. Il replaça ses bretelles sur sa chemise et s'exclama :

[1]es tissos coma un moissal que forfolha mé sembla un limaç dins una escudela de bren !.

Il ramassa ce qui traînait par terre, une grosse montre de gousset, plusieurs feuilles de papier jauni, une croix qui ressemblait étrangement à la médaille d'honneur que notre institutrice remettait au 1er de la classe et, sans en dire plus, il replaça la boîte sur la cheminée et retourna dans sa chambre. Sans demander mon reste, je disparus dans le jardin pour échapper aux remontrances que mes parents ne manqueraient pas de m'adresser lorsqu'ils seraient réveillés.

Jusqu'au soir, je n'entendis plus parler de rien, nous nous mîmes à table mais à aucun moment la conversation ne porta sur l'incident de l'après-midi. Toute la famille comme chaque mois d'août était réunie, mon oncle et ma tante, ma grand-mère, les cousins de Millau, le cousin Paul et bien sûr mes parents.

Il fallut attendre la fin du dîner pour que l'oncle d'une voix grave prit la parole. Il ouvrit la boîte avec précaution car, depuis la chute, la charnière métallique ne retenait plus le couvercle et déposa sur la table les objets qu'elle contenait. La montre ne comportait ni cadran ni aiguilles et paraissait comme écrasée. J'en déduisis que le choc avait dû être violent pour l'endommager aussi fortement et je ne doutais plus un instant du châtiment qui m'attendait. Mes craintes étaient infondées car mon oncle se hâta de préciser que cette montre était dans cet état depuis 1917.

Il nous raconta que, lui-même sérieusement blessé à la jambe au cours de l'offensive lancée imprudemment en avril par le Général Nivelle, il s'était retrouvé à l'ambulance 4/9 à Romains dans la Marne. Quelle n'avait pas été sa surprise de trouver comme voisin de lit, un cousin, le jeune Marin, soldat au 27ème bataillon des chasseurs alpins. La plupart de ses camarades avaient été tués et s'il avait miraculeusement échappé à la mort, il avait été griévement brûlé par les éclats d'une bombe. L'ambulance 4/9* on désignait ainsi l'hôpital de campagne des armées* se composait d'une quarantaine de baraquements pouvant loger plusieurs centaines de blessés mais à la suite des derniers combats, c'étaient des milliers d'hommes qui affluaient et les infirmières et les médecins ne parvenaient plus à faire face; les hommes broyés par les balles et les éclats d'obus, mouraient dans d'horribles souffrances sans avoir eu le temps de recevoir de soins.

L'oncle Emile fut grossièrement soigné et pour laisser de la place à ceux qui étaient jugés intransportables fut dirigé avec d'autres blessés vers un hôpital de la Région parisienne. Ce court séjour à l'ambulance lui permit toutefois de parler au jeune Marin. Ce dernier bien qu'il n'eût que 23 ans avait connu toutes les horreurs de la guerre, les combats sanglants de Verdun et ceux de la vallée de la Somme. Sélectionné dans le régiment d'élite des chasseurs alpins parce qu'il possédait tous les critères qui font un bon chasseur * un caractère bien trempé de montagnard aguerri par les climats rudes et rompu aux longues marches à pied * il faisait partie des soldats de l'infanterie que l'on envoyait en première ligne dès que l'artillerie avait "nettoyé" le terrain.

Aujourd'hui, il se sentait perdu et avant de mourir avait dicté une lettre à l'oncle Emile pour qu'il la remette à ses parents mais son bien le plus précieux, il le tenait fermement dans sa main; c'était cette grosse montre qui se trouvait aujourd'hui sur la table; elle lui avait été offerte par son père lorsque la mobilisation avait été décrétée. Au début, elle l'avait plutôt embarrassé. Il ne savait pas lire l'heure parce qu'il n'avait jamais eu besoin de la connaître pour emmener son troupeau sur les causses, les rayons du soleil ou le son des cloches lui suffisaient largement pour identifier les rythmes des jours et des saisons.

Sous le couvercle d'argent de la montre figurait le portrait de Dieudonné de Gozon. Elle avait été achetée chez un horloger de Millau qui avait eu la bonne idée de faire graver des paysages ou des personnages illustres de l'Aveyron. Cette montre était pour lui un vrai porte-bonheur et il était persuadé que, s'il avait jusqu'à présent échappé à la mort, il le devait à la protection du seigneur qui avait donné un nom à son village.

L'oncle Emile nous lut avec beaucoup d'émotion et dans un silence quasi religieux la lettre qu'il lui avait dictée, elle racontait les derniers instants passés au front, la mort des camarades, la boue qui ensevelissait tout, le bruit de la mitraille et surtout les cris des agonisants jusqu'à la relève au petit matin. Il terminait sa lettre par cette phrase :" je vous embrasse mes chers parents, je pense bien à mon frère Sylvain qui doit connaître aussi bien des souffrances dans son régiment et à sa petite fille qui ne l'a pratiquement jamais vu depuis le début de la guerre" et comme s'il avait regretté de laisser poindre son émotion, il ajoutait "n'oubliez surtout pas de traiter ma petite vigne du Mas de Varailhous, il a beaucoup plu ce printemps et il faut la protéger du mildiou".

L'oncle nous montra la croix de guerre avec étoile de bronze et lut la citation du 8 mai 1917 : "Blessé à son poste de combat le 26 avril, Marin a conservé sa place dans le rang, faisant preuve du plus grand courage." Il mourut le 1er juin 1917.

Puis il nous raconta qu'alors que le convoi sanitaire qui le ramenait à l'arrière du front, était pris sous le feu croisé des mitrailleuses, il avait ressenti un choc violent à la poitrine, une balle avait traversé le véhicule et s'était miraculeusement écrasée contre la montre mais comme il était libre-penseur et républicain, il considérait qu'il ne devait son salut ni à Dieu ni au Seigneur de Gozon mais simplement à la solidité de l'acier!

Je suis allé beaucoup plus tard me recueillir sur sa tombe qui se trouve à la Nécropole de Cormicy, sous le numéro 3265 mais l'émotion la plus forte je l'ai éprouvée lorsque j'ai découvert la petite vigne abandonnée qui, comme dans la chanson de Jean Ferrat, court dans la forêt.

Chapitre 2...



[1]Tu es agaçant comme un moustique qui bourdonne mais maintenant on dirait une limace dans une écuelle de son !