Michel LOIRETTE Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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LA MULE
Ce 11 juillet 1793, Pierre-Jean taillait avec soin les plumes d'oie dont il se servirait pendant la réunion du Directoire. Il savait qu'en dehors du Procureur-Syndic, Rouvelet, qui présiderait la réunion cet après-midi là, les autres membres de l'assemblée révolutionnaire ne savaient ni lire ni écrire et que c'est à lui qu'incomberait la redoutable tâche de rédiger le procès-verbal qui serait transmis ensuite à la Convention de Paris. C'est au cours de cette réunion qui se tiendrait à l'Hôtel de Ville de Millau que les élus décideraient du nombre de conscrits que chaque canton fournirait à l'armée des Pyrénées Orientales.
Décrétée le 24 février 1793, la levée de 300 000 hommes par tirage au sort avait soulevé de véhémentes protestations. La révolte grondait dans les campagnes et, pour échapper à la conscription, de nombreux jeunes gens s'étaient réfugiés dans les causses où ils avaient rejoint les prêtres réfractaires.
L'assemblée locale du Directoire dont l'une des prérogatives était de fournir des soldats aux armées de la République n'avait pas bonne presse mais la population redoutait par dessus tout le comité de surveillance composé de fanatiques et qui était chargé d'inspirer et de contrôler les décisions du Directoire pour tout ce qui concernait les suspects, la taxe de guerre ou les fournitures militaires. On assimilait volontiers ce conseil de surveillance au sanguinaire Comité de Salut Public de Paris. La guillotine fut installée pour la première fois, à Rodez, le 30 mars 1793 et l'on exécuta sur la place publique un certain Boudou dont le seul tort avait été de vouloir échapper à la conscription.
Pierre-Jean n'était ni un homme violent ni un extrêmiste et il n'aurait surtout voulu la mort de personne mais le hasard avait voulu qu'il fût choisi parmi les paysans de son canton parce qu'il savait lire et écrire. Il tenait tout son savoir du curé du village, l'abbé Durand. Celui-ci lui avait appris à reconnaître les lettres de l'alphabet parce qu'il coupait son bois pour l'hiver et notre jeune paysan lisait à présent, à haute et intelligente voix des passages de l'Emile ou de Candide, ouvrages qui appartenaient à l'abbé.
Un matin d'automne, le prêtre était arrivé à Gozon, avec une charrette tirée par une mule où il transportait ses effets personnels et plusieurs caisses de livres qui, s'ils avaient été saisis par la maréchaussée, l'auraient conduit en prison car la plupart d'entre eux étaient proscrits par édit royal. Il venait de quitter le Grand Séminaire de Rodez où il avait, après le Collège des Jésuites, achevé son instruction religieuse. Il y avait connu Pierre Saury, séminariste à peine plus âgé que lui, qui lui avait fait découvrir les ouvrages de l'abbé Raynal, un compatriote né à Lapanouse-de-Séverac qui avait renoncé au sacerdoce pour diriger Le Mercure de France et était devenu un ardent propagandiste des philosophes des Lumières. Nos deux amis introduisirent au séminaire des ouvrages de Voltaire et de Montesquieu qu'ils avaient acheté à Rodez chez un libraire libre-penseur mais ils ne tardèrent pas à être dénoncés par leurs condisciples et le Supérieur obtint de l'Evêque de Rodez, Monseigneur de Colbert qu'ils fussent envoyés dans des villages perdus du Rouergue où personne ne savait lire pour être certain qu'ils n'y répandent point d'œuvres séditieuses.
L'arrivée à Gozon ne fut pas très plaisante, le presbytère était en ruine et le jeune prêtre qui était le fils de bourgeois de Villefranche se vit entouré de rustres qui ne parlaient même pas le français. Les offices avaient lieu dans une chapelle trop exiguë pour contenir tous les villageois car l'église brûlée par les huguenots n'avait jamais été reconstruite. Le prêtre le plus proche habitait à Saint-Rome-de-Tarn, c'était un vieillard gâteux qui savait tout juste assez de latin pour dire la messe et maintenait ses ouailles dans l'ignorance et la superstition. Pourtant, au fil des jours, l'abbé fit plus ample connaissance avec ses fidèles et apprécia mieux leur compagnie; sous leur aspect rustique ils cachaient une très grande générosité et malgré leurs faibles moyens, ils n'hésitaient pas à inviter leur curé à partager leur repas quand ils avaient tué le cochon ou lorsqu'ils avaient attrapé un gros lièvre.
Les habitants de Gozon qui étaient cultivateurs et maçons de père en fils restaurèrent le presbytère et agrandirent la chapelle et notre curé put exercer son sacerdoce dans de meilleures conditions.
En instruisant Pierre-Jean, le Père Durand avait l'impression de jouer le rôle du précepteur d'Emile. Il consacra de longues heures à inculquer des notions de grammaire et, au bout de quelques mois, son élève écrivait suffisamment bien pour tenir le registre des baptêmes. En 1789, c'est lui qui avait rempli pour le canton les cahiers de doléances où les paysans se plaignaient de la dureté du baron de Saint-Victor qui leur interdisait, entre autres, de chasser et qui n'avait pas hésité à faire emprisonner le jeune Fossemalle parce qu'il avait tué des grives sur ses terres.
Lorsqu'il fallut trouver des volontaires pour constituer le Directoire du district, Pierre-Jean fut proposé pour représenter les paysans.
Bientôt, les libéraux de 1789 et les républicains modérés de 1792 furent évincés du pouvoir par les sans-culotte et, la terreur après avoir gagné les villes, se répandit dans les campagnes. Les montagnards exigeaient la déchristianisation et les prêtres assermentés ou réfractaires furent pourchassés et massacrés comme des bêtes sauvages. L'abbé Durand qui avait pourtant accueilli avec joie les Etats Généraux de 1789 et l'abolition des privilèges, dut quitter sa cure et trouver refuge sur le Larzac mais avant de quitter Gozon et ses chers villageois, il confia à Pierre-Jean, un de ses biens les plus précieux, sa mule...
Ce n'était pas la mule du Pape mais cet animal que l'abbé avait acheté à Saint-Affrique avait un fichu caractère; [1]"testuda coma una muola", elle pouvait transporter pendant plusieurs lieues des charges extrêmement lourdes sans rechigner et soudain, alors que rien ne le laissait supposer, elle s'arqueboutait sur ses quatre membres et chevillée au sol refusait obstinément d'avancer d'un pas et toutes tentatives pour la faire changer d'avis, les cris, les coups, les caresses, les encouragements échouaient lamentablement; c'est elle et elle seule qui décidait de l'instant où elle accepterait de reprendre la route. Le curé prétendait que la seule façon de la convaincre était de lui réciter le bénédicité parce qu'il lui rappelait l'imminence du picotin d'avoine!
Pierre-Jean avait attelé la mule à la charrette où il transportait du bois qu'il devait livrer à Saint-Georges-de-Luzençon; vers midi, il s'était mis en route et avait décidé de casser la croûte dans les environs de Cabanous. Comme le soleil tapait fort, il avait trouvé refuge sous un gros châtaignier et la mule sagement broutait l'herbe du champ.
Lorsqu'il eut achevé sa sieste, il décida de reprendre la route de Saint-Georges mais la mule qui devait estimer qu'elle n'avait pas eu tout son saoûl d'herbe refusa de repartir. Pierre-Jean eut beau crier, tempester, supplier, la mule ne bougeait pas. L'abbé Durand l'avait bien prévenu mais c'était la première fois que la mule refusait de lui obéir. Il se demanda si le soleil ne lui avait pas tapé sur la tête et si elle n'était pas devenue complètement [2]cabourde. Il se souvint du pouvoir que le bénédicité semblait exercer sur elle mais l'abbé Durand, s'il lui avait appris à lire et à écrire le français, avait omis, faute de temps, de lui enseigner la grammaire latine. Il tenta bien de dire une incantation en pâtois que les sorciers prononcent lorsqu'un paysan a attrapé le soleil mais la mule qui devait avoir du sang poitevin dans ses veines ignora superbement la langue d'oc.
Tout cela n'arrangeait pas notre homme car il ne pouvait pas abandonner son chargement. La région n'était pas sûre depuis que des troupes incontrôlées parcouraient la campagne. Son bois intéresserait volontiers les rebelles qui avaient trouvé refuge sur les causses parce que là-haut l'hiver serait rude et qu'il leur faudrait des bûches pour se chauffer.
Un climat de peur s'était installé sur la région. Quelques mois plus tôt de violents combats avaient eu lieu à Marvejols et à Mende et les républicains malgré leurs canons n'étaient pas venus à bout des troupes de Charrier, un ancien député du Tiers à la Constituante. Il avait fallu une dénonciation pour que celui-ci fût arrêté à Nasbinals puis emprisonné à Rodez où il attendait d'être jugé. L'arrestation de Charrier n'avait pas ralenti l'ardeur des royalistes et des attaques isolées se produisaient, des voyageurs étaient dévalisés, des fermes incendiées et pillées et les soldats de la République qui avaient eu le malheur de s'égarer étaient égorgés sans vergogne.
Pierre-Jean voyant que tous ses efforts pour convaincre la mule étaient vains décida d'attendre qu'elle fût d'humeur plus conciliante.
De longues heures avaient dû s'écouler quand il aperçut, à l'orée du chemin des hommes en armes qui avançaient vers lui. Il comprit tout de suite qu'il s'agissait de gens du baron de Saint-Victor et il n'eut pas de mal à reconnaître parmi eux le baron, en personne et un bouriayré du domaine. C'est ce [3]bouriayré qui avait révélé à la maréchaussée le lieu où Fossemalle se cachait. C'était un homme brutal, entièrement dévoué à son maître qui haïssait les villageois. Le baron était habillé comme les gens de l'ancien régime, perruque poudrée, culottes et bas de chausse. Le bouriayré eut tôt fait de reconnaître Pierre-Jean et se tournant vers le baron il s'exclama : "Monsieur le Baron, vous avez devant vous, Pierre-Jean du village de Gozon, un jacobin, un de ceux qui ont juré de trancher votre cou."
Le baron semblait plus intéressé par la mule et son chargement que par notre paysan mais il se dit qu'après tout il n'était pas inutile d'avoir un prisonnier. Notre révolutionnaire fut ligoté, bâillonné et jeté sans ménagement dans la charrette et, à sa grande surprise, la mule qui avait refusé obstinément d'obéir à ses injonctions suivit docilement les rebelles et Pierre-Jean pensa qu'elle ne devait décidément pas avoir la fibre républicaine !
Le convoi traversa sans encombres Saint-Georges de Luzençon et prit la direction de Malmont. Ils gravirent un chemin escarpé qui les conduisit dans une ancienne mine de charbon. C'est là qu'ils se cachaient. Le lieu était très isolé, à l'abri des regards des curieux. La troupe comprenait une vingtaine d'hommes, la plupart étaient des insoumis qui voulaient échapper à la conscription obligatoire. La capture d'un de ceux qui étaient responsables de leur infortune les réjouissait et Pierre-Jean fut accueilli par des quolibets, on le traita de [4]caluc et de rougnous et comme il était tout ficelé, on le compara à un [1]misson, cette sorte de saucisse faite de couennes.
Les hommes du baron de Saint-Victor s'étaient installés dans cet antre pour mieux y préparer un guet-apens qu'ils pensaient tendre à un jacobin, Chateauneuf-Randon, un jeune noble qui avait été battu par Charrier aux élections de la Constituante. Il se trouvait alors à Meyrueis et le Comité de Salut Public l'envoyait dans l'Aveyron pour organiser la lutte contre les opposants, qu'ils fussent fédéralistes, girondins ou royalistes. Chateauneuf-Randon était attendu à Saint-Geniez vers le 15 juillet et il avait été prévu d'attaquer son escorte sur le chemin de Labro, dans un défilé étroit où il était facile de s'embusquer. Ils avaient été informés de l'arrivée du jacobin par un aubergiste de Meyrueis qui avait surpris une conversation au cours de laquelle Chateauneuf expliquait à ses comparses qu'il ferait étape à Saint-Geniez avant d'arriver à Rodez et qu'il préférait emprunter un chemin de montagne pour éviter les mauvaises rencontres!
Le hasard voulut que l'aubergiste de Meyrueis confondît Saint-Geniez de Bertrand avec Saint-Geniez d'Olt. Chateauneuf qui avait hâte d'arriver à Rodez pour assister à l'exécution de Charrier avait choisi d'emprunter le chemin le plus rapide qui passe plus au nord par Sainte-Eulalie-d'Olt et par Bozouls. Les hommes du baron restèrent toute la journée à l'affût derrière leur rocher mais ils ne virent d'autre voyageur qu'une chèvre qui avait quitté son troupeau. Lorsque la nouvelle de la décollation de Charrier parvint jusqu'à eux, ils comprirent leur erreur. Ils étaient furieux. Sans autre forme de procès, il fut décidé d'exécuter leur prisonnier.
Le lendemain, dès l'aube, ses gardiens firent irruption dans la grotte. Ils étaient accompagnés du prêtre qui devait lui administrer les derniers sacrements. Dans la pénombre, Pierre-Jean reconnut au son de la voix qu'il s'agissait de l'abbé Durand, ce "bienfaiteur"à qui il devait sa présence ici, car si le prêtre n'avait pas eu l'idée saugrenue de lui apprendre à lire, il n'aurait jamais été choisi comme membre du Directoire et surtout, il n'aurait jamais été fait prisonnier par les royalistes. Il supplia l'abbé d'intercéder en sa faveur. Ce dernier avec enthousiasme prit la défense de son disciple et dans une vibrante plaidoirie démontra que Pierre-Jean était surtout une victime de la Révolution. Il révéla aux rebelles que les républicains modérés avaient tous été évincés du pouvoir et que les membres du Directoire de Millau avaient été remplacés par les montagnards du comité de surveillance. L'absence de Pierre-Jean à la réunion du 11 juillet avait paru suspecte et on le soupçonnait de s'être allié aux royalistes.
Les hommes du baron semblèrent ébranlés par les arguments de l'abbé. Ils auraient préféré demander l'avis de leur chef mais le nobliau ayant su que sa tête était mise à prix avait préféré, pour ne pas connaître le sort de Charrier, prendre la poudre d'escampette et émigrer en Espagne. Il savait depuis peu que Taillefer, un jeune médecin originaire de la Dordogne avait réuni une troupe fort de 15 000 hommes. Composée de soldats de métier et de volontaires, elle était commandée par un ancien perruquier qui avait été promu général par les jacobins.
Les républicains semaient la terreur sur leur passage, pouchassaient les prêtres, les insoumis et les fédéralistes de tous poils désignés sous le vocable injurieux de chouans.
Des centaines d'hommes, réfractaires, religieux et républicains modérés furent emprisonnés à Rodez et nombre d'entre eux ne durent leur salut qu'à la chute de Robespierre.
Nos rebelles de Malmont échappèrent aux patriotes de Taillefer parce que les soldats de la République n'osaient pas trop s'aventurer sur des terres qui avaient la réputation d'être hantées par les esprits et qui figuraient sur les cartes avec la mention terra incognita.
Pierre-Jean et l'abbé Durand se firent oublier et ne prirent jamais part aux combats qui opposaient les sans-culottes aux monarchistes. La mule leur fut restituée et ils vécurent en paix sur le Larzac en attendant des jours meilleurs.
Quant à la mule, elle continua à tirer vaillamment la charrette à condition que son maître lui dise, de temps en temps, un petit bénédicité !