Michel LOIRETTE
La boîte brisée

Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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Chapitres :  

  1. LA BOITE (lecture gratuite en octobre)
  2. L'ANGLAIS (lecture gratuite en octobre)
  3. LE DEJEUNER SUR L'HERBE (lecture gratuite en octobre)
  4. L'EAU DE PIQUEPOULE (lecture gratuite en octobre)
  5. LA PETROLETTE (lecture gratuite en octobre)
  6. CHARLEMAGNE (lecture gratuite en octobre)
  7. LE MONSTRE DE GOZON (lecture gratuite en octobre)
  8. LES FRAISES (lecture gratuite en octobre)
  9. LA DEMANDE EN MARIAGE (lecture gratuite en octobre)
  10. LA DOUCE (lecture gratuite en octobre)
  11. LES RELIQUES (lecture gratuite en octobre)
  12. LA MULE (lecture gratuite en octobre)
  13. LE MOUTON NOIR (lecture gratuite en octobre)
  14. LE MAS RAYNAL

 

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LE MAS RAYNAL

Aujourd'hui, Clément acccompagne son père, Antoine Palies à la Mairie de Saint-Rome.Le Maire du village, Louis Affre, a demandé au garde champêtre de rouler du tambour pour que tout citoyen concerné de près ou de loin par la chasse vienne dans la salle du Conseil Municipal. Antoine qui est métayer au domaine de La Vayssière est chasseur. C'est d'ailleurs une des occupations habituelles des paysans des Causses dès qu'ils ont achevé les travaux des champs. Le droit de chasser leur a été accordé par la Révolution de 1789. Les vieux du village se souviennent encore de l'époque où pour tuer le gibier, il fallait ruser, échapper à la vigilance des gardes du Baron de Saint-Victor. Si vous étiez surpris à poser un collet ou plus grave encore à tuer un lièvre avec une arme à feu, vous risquiez de croupir pendant plusieurs années dans un cul de basse fosse. Tout le monde se rappelait l'histoire de Pierre Fossemalle qui avait été condamné par la justice du Roi parce qu'il chassait sur les terres du Baron de Saint-Victor. Il avait réussi dans un premier temps à échapper aux gendarmes et s'était réfugié sur le plateau du Lévézou et il avait fallu pas moins d'une véritable battue avec des chiens pour parvenir à le capturer. Personne ne l'avait revu mais certains avaient entendu dire qu'il s'était évadé de la prison de Bordeaux avant que ses gardiens aient eu le temps de le faire embarquer sur un navire de la Royale. La maréchaussée était venue à plusieurs reprises au village sans donner la moindre explication et l'on avait vu les représentants de la loi rôder près de la maison des Fossemalle. Les années avaient passé et comme ils ne le revoyaient toujours pas, les villageois en conclurent qu'il devait être mort en mer ou qu'il vivait dans une de ces îles lointaines où des nègres font pousser la canne à sucre. Il est vrai que les conditions de vie des matelots étaient particulièrement rudes sur les navires et plus d'un ne connut pour linceul que l'écume de la mer.

Sous l'ancien régime, la chasse était interdite aux paysans, sous prétexte qu'elle s'apparentait au métier des armes. Il fallut attendre la nuit du 4 août 1789 pour que tous les privilèges attachés à la noblesse fussent définitivement abolis, celui de la chasse y compris. Mirabeau voulait lié ce droit à celui de la propriété mais Robespierre s'y opposa arguant du fait que tous les citoyens étaient égaux devant la loi. Napoléon qui avait besoin des paysans pour conquérir le monde se garda de modifier cet acquis révolutionnaire, ce qui eût soulevé contre lui les campagnes; tout au plus se contenta-t-il d'interdire aux chasseurs le passage dans les récoltes pendant les périodes de moisson pour protéger les cultures.

Dans le sud de l'Aveyron, cette règle ne fut guère observée pour la bonne raison que les vignerons ont toujours été plus nombreux que les céréaliers. Il était aisé de passer à travers les ceps sans écraser les grappes de raisin et c'est dans les vignes que bien souvent se cachaient les perdrix et les grives.

Les paysans chassaient, désormais, quand bon leur semblait et où ils voulaient.

Louis Affre avait reçu deux jours plus tôt une lettre de la sous-préfecture qui lui demandait d'informer ses administrés des nouvelles dispositions réglementant le droit de chasse. Cette loi promulguée le 3 mai 1844, par le Roi Louis-Philippe, instaurait un permis, limitait les périodes d'ouverture et de fermeture et énonçait surtout le principe selon lequel le droit de chasse était lié au droit de propriété. Une phrase avait été soulignée sur la lettre envoyée par le sous-préfet, elle disait que "nul n'avait la faculté de chasser sur la propriété d'autrui sans le consentement du propriétaire ou de ses ayants-droits." Ce qui signifiait en clair que la plupart des hommes de Saint-Rome-de-Tarn étaient interdits de chasse. Le Maire prévoyait donc une réunion houleuse car, à l'exception de quelques riches pagès dont il faisait partie, la quasi totalité des habitants du village ne possédaient que quelques lopins de terre ou travaillaient comme Antoine sur les terres des autres.

La réunion commence mal. Louis Affre demande à tous les chasseurs de s'asseoir autour de la table mais personne n'accepte, comme si le fait de prendre place signifiait que l'on accepte l'inacceptable. Certains ont déjà eu vent de l'affaire parce que des réunions semblables se sont tenues dans le canton.

Pierre-Thomas dont le père a appartenu au Directoire révolutionnaire, se prévaut de ce passé pour prendre la parole en premier :

*Si tu nous as fait venir pour nous annoncer que seuls les riches propriétaires peuvent désormais chasser, ce n'était pas la peine de nous déranger. Le Baron de Saint-Victor a perdu ses droits en 1789 mais nous avons maintenant des bourgeois comme toi qui veulent nous en imposer.

Pierre-Thomas a tellement rebattu les oreilles de tous les villageois avec la révolution et la République qu'ils ne l'écoutent guère. Le Directoire du district et son comité de surveillance n'ont pas laissé que de bons souvenirs. Tout le monde se souvient de Barascud et de l'affaire des glands!

Le brouhaha s'amplifie et chacun y va de son commentaire et de ses imprécations contre le maire et les ministres de Louis-Philippe. Louis Affre se contente de faire remarquer que ce n'est pas lui qui a écrit la loi, qu'il se contente d'informer les chasseurs sur ordre du sous-préfet.

Antoine Palies, dans le tumulte, tente à son tour, de prendre la parole :

*Je me moque de savoir qui a écrit ce texte, je veux simplement que tu me dises à quel endroit je peux chasser.

*Partout où la terre n'appartient à personne, par exemple à Fontcouverte, à Cabanous, à Rocazel, à Concoules, que sais-je!...

En l'écoutant énumérer la liste de tous ces noms, les paysans crurent que leur maire se moquait d'eux. Tous les lieux qu'il avait cités étaient si inaccessibles ou tellement secs et déshérités qu'aucun lièvre n'eût songé à y gîter. A ce moment, Louis Affre, visiblement courroucé par le tour que prenait la réunion s'exclama :

*Si ça ne vous plaît pas, allez donc chasser au Mas Raynal sur le Larzac!

Ce mot suffit à déclencher la colère des paysans. Oui, voilà on voulait leur interdire les prés et les bois dans lequels ils vivaient depuis toujours pour les envoyer dans ces terres inconnues où séjournaient des puissances maléfiques.

Tout le monde se mit à hurler, traitant leur maire de tous les noms d'oiseaux.

Louis Affre qui en avait assez d'entendre ses concitoyens vociférer et l'insulter, leva la séance et leur dit que s'il avait proposé ce lieu pour chasser c'est qu'ils y trouveraient certainement des démons qui avaient la caboche moins dure que la leur mais que s'ils s'obstinaient à chasser sur des terres interdites, ils finiraient comme Fossemalle!

Pour comprendre la colère des villageois, il faut savoir que le Larzac était redouté de tous et que le soir, à la veillée, on évoquait tous ses maléfices et les actes de sorcellerie qui s'y déroulaient. Les diables y avaient élu domicile et même les révolutionnaires n'étaient pas parvenus à les en déloger! pourtant, de nombreux aveyronnais le traversaient régulièrement pour aller vendanger ou commercer dans la vallée mais ils ne s'écartaient jamais du chemin qui conduit au Caylar. Là, des passeurs, moyennant quelques pièces d'argent, les faisaient descendre par des échelles fixées le long de la paroi rocheuse et ils pouvaient rejoindre ainsi le sentier qui mène à Bédarieux. Il existait, bien sûr, d'autres voies mais beaucoup plus risquées comme celle qui passe par Vissec où, si l'on n'y prenait garde, le sol s'ouvrait sous les pieds et l'on disparaissait à jamais dans des gouffres sans fin où séjournaient les puissances infernales.

Il y avait bien des bergers qui parcouraient les causses avec leurs troupeaux et qui disaient que toutes ces histoires étaient des fariboles mais on ne les croyait guère parce qu'ils n'avaient pas, eux-mêmes, bonne réputation. Pour les cultivateurs, ce n'était que des nomades plus habitués à vivre avec leurs bêtes qu'avec les humains. Ils les soupçonnaient d'entretenir des liens peu catholiques avec les esprits d'en-bas et les accusaient volontiers de tous les maux : orage, grêle, maladie du bétail et des hommes.

Les bergers rassemblaient souvent leurs troupeaux à la Couvertoirade, une ancienne citadelle fortifiée, à présent en ruine et qui, jadis, avait hébergé une confrèrie templière et les voyageurs fuyaient ce lieu comme s'il avait été frappé de malédiction.

Mais, s'il y avait sur le Larzac un site redouté entre tous, c'était bien le Mas Raynal. Des familles avaient dû pourtant vivre là quelques siècles plus tôt et des maisons en ruine témoignaient d'une ancienne présence humaine. On racontait sur cet endroit les pires histoires. Des flammes, la nuit, couraient sur le sol et embrasaient les fourrés. D'immenses étendues d'eau surgissaient un jour des entrailles de la terre pour disparaître aussi mystérieusement le lendemain. On prétendait que d'étranges créatures mi-humaines, mi-animales se dissimulaient dans les cavernes, prêtes à bondir sur l'imprudent qui se serait égaré dans ces lieux maudits. Le fantôme de la Louyre, la sorcière qui avait été brûlée par les anglais à Gozon était apparu plusieurs fois à des voyageurs et ils n'avaient dû leur salut qu'à une fuite éperdue à travers le causse.

Les rares bergers qui menaient paître leurs troupeaux près du Mas Raynal disaient que les lièvres y pullulaient. Des lièvres énormes dont il fallait se méfier parce que c'était, à n'en pas douter, des lièvres-sorciers que les chasseurs pour ne pas être emmasqués devaient abattre avec des balles d'argent. Atteints par les précieux projectiles, les animaux prenaient alors une apparence humaine et les âmes des damnés allaient une bonne fois pour toutes, en enfer.

Clément connaît toutes ces légendes que les vieilles femmes racontent mais il n'y croit qu'à demi.

En sortant de la Mairie n'annonce-t-il pas à son père que, s'il n'y a pas d'autre solution, il ira jusqu'au Mas Raynal tuer les lièvres géants. Son meilleur ami, Jean-Pierre, le fils de Pierre-Thomas habite au hameau de Sancorps, à côté du domaine de la Vayssière. Ses parents élèvent des moutons et c'est lui qui les mène paître sur les causses. Bien souvent, Clément l'a accompagné pendant les transhumances où les bergers s'en vont avec leurs troupeaux vers les herbages des hauts plateaux.

Insensible à toutes les légendes qui circulent sur le Larzac, Jean-Pierre n'a jamais hésité à parcourir ces terres qui ne conviennent pas aux cultivateurs mais qui réussissent si bien aux brebis qu'elles produisent un lait riche en graisse que les laiteries de Roquefort-sur-Soulzon, à quelques kilomètres de là, achètent un bon prix.

Justement, le départ vers le Larzac a lieu demain et Clément a proposé à son ami de l'accompagner. Il l'aidera à rassembler ses bêtes et reviendra à Saint-Rome dès que Jean-Pierre se sera installé dans sa cabane de berger.

A cinq heures du matin, les voilà sur le chemin de Cramassous. La route sera longue car ils devront descendre jusque dans la vallée, avant d'entreprendre la lente ascension qui les mènera au hameau du Bois Redon où ils feront une première halte.

Nous sommes à la mi-juin et le soleil commence à taper fort. La marche a été ralentie parce qu'un mouton s'est foulé une patte et que Jean-Pierre a dû s'arrêter pour remettre en place les os selon les vieilles méthodes des rebouteux.

En milieu d'après-midi, ils arrivent sur le plateau de Guilhaumard et décident de casser la croûte au Pas de Licous. Au loin, ils aperçoivent les éboulis rocheux de Roquefort-sur-Soulzon. Les genêts et les ajoncs de leur jaune éclatant ne parviennent pas à égayer le paysage de roches grises qui les entoure, un vent violent siffle dans leurs oreilles et nos deux amis ont du mal à s'entendre. Clément porte sur le dos un gros sac de toile et a promis de montrer à Jean-Pierre ce qu'il enferme dès qu'ils seront arrivés sur le Larzac.

A présent, il ouvre le sac avec précaution. Il contient le fusil d'Antoine, une arme à simple coup, à silex et une cartouchière remplie de munitions.

Clément parle à son ami de la réunion chez le maire, de l'interdiction de chasser qui a suscité tant d'indignation chez les paysans. Jean-Pierre qui n'a pas voulu acompagner son père parce que la chasse au tir ne l'intéresse pas, lui dit qu'il vaut mieux être berger, que lui, il n'a pas besoin de fusil pour tuer le gibier et, comme pour mieux le prouver, il sort de sa poche un fil de fer rouillé et explique qu'avec ça, il peut attraper autant de lièvres et de lapins qu'il veut sans gaspiller une seule cartouche.

Le casse-croûte est vite avalé : un morceau de lard, une miche de pain, un fromage de chèvre et un grand verre de vin calent leur estomac et ils reprennent la route pendant que le chien, un bâtard aux poils jaunes rassemble le troupeau.

A la hauteur de Clapier, ils décident de se séparer. Il va bientôt faire nuit, avec le mouton blessé, ils ont pris du retard. Clément veut passer quand même par le Mas Raynal "pour tuer les lièvres géants" dit-il en riant. S'il le faut, il dormira à la belle étoile, il est armé et ne craint ni les bandits de grand chemins ni les mauvais esprits, tandis que Jean-Pierre qui a en charge le troupeau préfère suivre la route que prennent d'habitude les bergers et qui traverse Sorgue. Ils se retouveront plus tard à la Couvertoirade. Jean-Pierre n'est pas un poltron et il connaît bien la contrée mais il ne veut pas tenter le diable et mettre en danger ses bêtes en parcourant en pleine nuit des chemins défoncés. Il sait aussi que le Mas Raynal est un lieu plein de maléfices. L'an passé, un berger qui s'était perdu s'était retrouvé là et avait perçu des cris étranges comme des hurlements de bête qui ne pouvaient provenir que d'êtres venus de l'au-delà tant ils étaient terrifiants. Il s'était enfui le plus vite qu'il avait pu mais son troupeau s'était mystérieusement évanoui dans la brume.

Clément se retrouve seul; le soleil va bientôt se coucher. Il n'a que 15 ans mais c'est déjà un garçon solide et volontaire. Quand il ne travaille pas dans les champs, il apprend le métier de menuisier chez le père Arnal. Il rabote, ponce les planches, il prépare avec un ciseau à bois les tenons et les mortaises des parties de meuble que son maître assemble ensuite. L'odeur légèrement aigre-douce des copeaux fraîchement coupés lui plaît. Il aime sentir le grain du bois sous sa paume prendre forme, s'arrondir. La chasse est sa seconde passion. Depuis l'enfance, il a accompagné son père dans de grandes marches à travers le causse du Lévézou. C'est déjà un bon tireur. Dès l'âge de 10 ans il a tué lièvres et perdrix. C'est lui qui prépare les cartouches de son père, avec du plomb de 12, de la poudre noire et de la bourre qu'il fait revenir avec de la graisse dans une poêle à châtaigne.

Au loin, une forme imprécise semble se mouvoir mais le vent souffle si fort qu'il déplace des touffes d'herbe sèche que l'on peut facilement confondre avec un animal. Il hésite à tirer quand soudain, il entend un hurlement d'animal blessé, semblable à celui du chien ou du loup lorsqu'ils hurlent à la mort mais avec une étrange résonnance humaine, un cri sinistre qui vous glace le corps.

Clément a peur, il a en mémoire toutes ces histoires racontées à la veillée. Cette nuit, il le sait, la pleine lune brillera et les loups-garous courront dans la lande, friands de chair fraîche. Que n'a-t-il emporté avec lui des balles d'argent! il se demande si sa dernière heure n'est pas venue.

Il se blottit derrière un buisson et attend. Le hurlement ne cesse pas, il est lancinant, modulé, s'évanouit puis revient plus fort, plus insistant. Il aperçoit, derrière un rocher, une forme qui émerge et disparaît. Clément serre son fusil contre lui, prêt à tirer si la chose veut l'attaquer. Il reste là de longues heures paralysé par la peur.

Il fait nuit, maintenant et la lune de sa face ronde le regarde ironiquement. Il n'a toujours pas quitté le buisson qui lui sert d'abri. Lentement, en prenant d'infinies précautions, il avance en se faufilant à travers les genêts et les yeuses rabougries. Le hurlement a cessé depuis longtemps mais il sent toujours une présence près de lui.

Il arrive bientôt au Mas Raynal. L'endroit est sinistre, fidèle à la description qu'on lui en avait faite: des fermes abandonnées dont les volets battus par le vent claquent violemment contre les façades. Le petit cimetière où reposent les derniers habitants du hameau est au bout du chemin. Clément serre contre lui son arme, le hurlement retentit de nouveau. Cette fois, il est proche de lui, il lui semble deviner une forme. Il arme son fusil et tire au jugé. Le hurlement s'interrompt. Son coup a dû faire mouche. Il monte sur le muret du cimetière et tente de découvrir le cadavre de la "bête". La lune éclaire suffisamment le lieu pour qu'il puisse voir distinctement. Le spectacle est terrifiant.

Parmi les tombes du cimetière des flammes courent, poussées par le vent, embrasant les herbes sèches qui séparent les tombes. Il est comme pétrifié, la peur le gagne et il ne parvient plus à détacher son regard de cette vision d'horreur. C'est alors qu'il ressent un coup violent sur la tête et il s'effondre sans connaissance.

En se réveillant, il entend le crépitement des flammes et se croit toujours au cimetière, il n'en est rien, il est allongé sur un matelas de fortune et ce sont les bûches dans la cheminée qui font entendre ce bruit. Il ignore où il se trouve, le feu éclaire médiocrement une grande salle où il ne distingue qu'une chaise et une grande maie. Un homme se tient près de lui et passe sur son front un linge imbibé d'eau. Il voit à peine son visage dissimulé derrière une grande barbe blanche.

*Tiens, voilà le chasseur qui se réveille.

*Où suis-je? qui êtes-vous?

*Je m'appelle Pierre Fossemalle.

*Le Fossemalle qui a été condamné parce qu'il chassait sur les terres du Baron de Saint- Victor, tout le monde dit à Saint-Rome qu'il s'est noyé en traversant l'Océan.

L'homme lui répète qu'il s'appelle bien Pierre Fossemalle, qu'il est né à Saint-Rome-de-Tarn et pour preuve, il raconte à Clément les circonstances de son arrestation. Les gendarmes devaient le conduire avec deux autres prisonniers jusqu'à Rodez. Du côté de Salles-Curan, leurs gardiens se mirent à avoir faim et soif. Ils attachèrent les trois hommes à un arbre et les abandonnèrent sans surveillance pour casser la croûte dans une auberge célèbre pour sa bonne chère. Le repas fut plantureux et bien arrosé et pendant que nos gendarmes s'empiffraient, nos trois compères parvinrent à s'échapper. Il faut dire que parmi eux, il y avait un gars, un chapardeur impénitent que l'on surnommait l'anguille et qui aurait été capable de s'extraire des chaînes de force ou de passer par le chas d'une aiguille si cela avait été nécessaire. Il n'eut aucun mal à desserrer les nœuds des cordes qui les attachaient et nos trois hommes prirent la fuite, chacun dans une direction opposée pour qu'on ne puisse pas leur mettre la main dessus. Les gendarmes alourdis par leur repas ne les retrouvèrent pas et ils revinrent bredouilles à Millau. Ils dirent qu'ils avaient été victimes d'une attaque de bandits de grand chemin et comme on ne les crut pas, ils allèrent méditer sur des terres lointaines les inconvénients d'une nourriture trop abondante.

Pierre Fossemalle savait qu'il était difficile de se cacher sur le Lévézou et trouva refuge sur le Larzac, au Mas Raynal, ce hameau abandonné qui souffrait d'une telle réputation que les gendarmes ne s'y seraient pas risqués. Il avait fait la connaissance d'un vieil ermite qui vivait là depuis des années et qui était parvenu à préserver son isolement en inventant toutes sortes de ruses et de stratagèmes. Il fabriquait des pipeaux avec lesquels il imitait les oiseaux de mauvaise augure comme la chouette ou le chat huant mais surtout il utilisait une corne de vache pour produire ce hurlement lugubre que notre jeune homme avait entendu la nuit.

Lorsque l'ermite était mort, Pierre Fosemalle l'avait enterré dans le petit cimetière et avait repris à son compte les pratiques de son ami, ce qui lui permit, non seulement de vivre en paix mais de bien vivre grâce aux troupeaux qu'il subtilisait adroitement aux bergers qui avaient commis l'imprudence de venir jusque là. Ce qu'il ne disait pas mais que Clément aurait bien voulu savoir, c'est ce qu'il advenait de ceux qui se trouvaient dans sa situation actuelle. Timidement, il osa poser la question et Pierre Fossemalle lui répondit avec un petit sourire que cela dépendait des intrus mais que lui n'avait rien à craindre parce qu'il était de Saint-Rome.

Clément qui allait beaucoup mieux lui demanda s'il pourrait tuer quelques lièvres lorsqu'il ferait jour.

*Bien sûr et tu peux en tuer autant que tu voudras parce qu'ils viennent manger les carottes que je vais vendre à Lodève.

Car le brave homme ne vivait pas vraiment en ermite. Il se serait bien gardé de revenir à Saint-Rome ou à Saint-Affrique, de crainte de rencontrer les gendarmes mais certains villages de l'Herault où l'on ignorait ses démêlés avec la justice se trouvaient, à peine, à une heure de marche du Mas Raynal. Pendant la période de l'Empire, il avait même connu une paysanne de Roqueronde dont le mari était allé combattre les russes jusqu'aux confins de l'Oural et qui l'avait accueilli chaleureusement dans sa maison. Après la débâcle de Russie, le mari était revenu avec un bras en moins et beaucoup de désirs en tête et il avait dû repartir dans ses montagnes. Pierre Fossemalle n'était pas très au courant de l'actualité et croyait que Charles X règnait toujours. Lorsque son visiteur lui apprit que c'était le fils du régicide, Louis-Philippe qui était devenu Roi des français et que tous les révolutionnaires et les bonapartistes avaient bénéficié d'une amnistie en 1830, il lui confia qu'il aurait bien aimé aller à Saint-Rome pour retrouver ses anciens compatriotes. Ses parents étaient morts sans qu'ils les aient revus et sa sœur avait épousé un bougnat de Clermont-Ferrant et n'avait plus jamais remis les pieds au village.

Il s'excuse du coup sur la tête mais Clément avait failli le tuer lorsqu'il avait tiré sur lui. Heureusement, il s'était baissé à temps et les plombs s'étaient contentés de lui érafler le haut du crâne. Pour se faire pardonner, il lui donne une bonne soupe de fèves et de pois où la cuillère tient toute droite. Après ça, Clément s'endort d'un seul coup et ne se réveille qu'au petit matin.

Avec le jour, il se rend compte qu'il a dormi dans une pièce noircie par la fumée de la cheminée et qui sert à la fois de cuisine et de chambre à coucher. Il est seul et son hôte semble avoir disparu. Il rassemble ses affaires, prend son fusil et comme il a de la suite dans les idées, il décide d'aller chasser. Il passe devant le cimetière et constate qu'acune trace de feu ne subsiste. Encore une [1]emmasquerie de Fossemalle! pense-t-il et il rejoint la lande pour débusquer un lièvre. Il n'a pas longtemps à attendre car, un capucin à grandes oreilles, surgit d'un buisson. Le coup part et le lièvre s'écroule mortellement blessé. Il n'a pas fait 50 mètres que la même scène se reproduit et ainsi de suite. En quelques instants, cinq lièvres remplissent sa gibecière qui est prête à exploser.

La chasse est si providentielle qu'il se demande s'il est bien prudent de continuer. Malgré toutes les explications de Fossemalle, il n'est pas encore rassuré et si les lièvres se transformaient en êtres humains, il serait bien embarrassé par leurs cadavres! Il décide de rejoindre Jean-Pierre qui l'attend à la Couvertoirade. Après une bonne marche sur le causse, il ne tarde pas à pénétrer dans l'ancienne commanderie des Templiers. Le site est grandiose, au milieu des rochers s'élève cet ancien village fortifié dont les murailles et les tours sont en partie écroulées mais ce qui surprend le plus en arrivant ce sont les bêlement de centaines de moutons. La plupart des villageois ont quitté depuis longtemps cette cité qui sert de refuge aux bergers et aux bêtes. Les hommes peuvent ainsi se rencontrer et rompre les longues périodes de solitude où ils n'ont d'autre compagnie que leurs moutons et leur chien.

Clément retrouve son ami et lui raconte toutes les péripéties de son aventure, les hurlements, les flammes dans le cimetière, le coup sur la tête et bien sûr l'histoire de Fossemalle. Jean-Pierre est abasourdi par ce qu'il lui raconte et il achève de le surprendre en sortant de sa gibecière les cinq lièvres tués le matin même. Il en donne deux à son ami mais il ne reste pas car il a promis à ses parents qu'il serait de retour dans la journée.

Sur son chemin, il tue encore une perdrix rouge et un lapin qui regarnissent sa gibecière. Arrivé chez lui, il fait l'étonnement de sa famille, lorsqu'il étale sur la grande table de la cuisine les trois lièvres, le lapin et la perdrix mais la surprise est à son comble quand il dit qu'il revient du Mas Raynal et qu'il y a rencontré Pierre Fossemalle. Ses parents et ses frères ont dû mal à le croire et se demandent s'il n'a pas été victime de quelques tours de sorcellerie. Sa mère apporte un morceau de buis béni aux Rameaux pour conjurer le sort et lui fait boire un verre de lait dans lequel elle a plongé un sarment de vigne coupé le 1er mai. Comme rien ne se produit et que Clément semble sain de corps et d'esprit, on se demande s'il n'a pas rêvé de tout cela. Quelle idée d'aller dans des lieux pareils. C'est normal d'y faire des cauchemars!

Le bruit qui veut que Fossemalle soit toujours en vie et qu'il ait été vu par Clément se répand comme une trainée de poudre dans tous les hameaux de Saint-Rome-de-Tarn, des Costes-Gozon et de Saint-Victor-et-Melvieux. L'arrestation du braconnier par les gendarmes, la chasse à l'homme dans le Lévézou, tout cela avait vivement frappé les esprits. Les bruits les plus fantaisistes circulent, colportés comme toujours par les vieilles femmes. Fossemalle est allé aux Amériques, il a épousé une négresse et vit maintenant avec toute sa famille au Mas Raynal où il fait pousser des fruits étranges qui ressemblent à des cougourles. S'il n'était pas revenu plus tôt à Saint-Rome, c'est parce qu'il en voulait aux villageois de ne pas avoir pris sa défense lorsque les gendarmes lui avaient mis la main au collet.

On demande à Louis Affre ce que les villageois peuvent bien faire pour célébrer cette victime du despotisme. Le Maire n'est pas mécontent de l'aventure; après la réunion à la mairie et la fronde qui commençait à s'installer, c'est une diversion inespérée. Il suggère de constituer une délégation et, en fanfare, d'aller chercher Fossemalle dans ses montagnes. Clément conduira le convoi, suivi de près par Louis Affre et tout le conseil municipal. Le jeune homme les protégera du mauvais œil. Personne ne croit aux fantômes et aux sorciers mais tout le monde pense qu'il doit bien y en avoir encore quelques uns cachés là-haut et qu'un garçon qui a réussi à échapper aux sortilèges du Mas Raynal n'a plus rien à craindre des mauvais esprits.

Les habitants de Roquefort-sur-Soulzon qui virent ce 23 juin passer tous les membres du conseil municipal de Saint-Rome, en habit du dimanche, précédés d'un jeune garçon n'en crurent pas leurs yeux. Le curé de Saint-Rome dépêché à la hâte suivait le convoi avec une grande croix comme s'il voulait, lui aussi, protéger ses ouailles de quelque sortilège et deux joueurs de cabrette fermaient la marche.

Ils arrivèrent au Mas Raynal sur le coup de midi, Louis Affre fit un petit discours à Pierre Fossemalle pour lui dire que le village était heureux de savoir qu'il était en vie et que tout le monde serait ravi qu'il vienne pour les feux de la Saint-Jean qui avaient lieu le soir même.

Pierre Fossemalle entra à Saint-Rome sous les ovations de ses concitoyens comme s'il avait été un héros.

Le feu de la Saint-Jean se déroula comme cela était de tradition, sur la place du village; on avait déversé plusieurs tombereaux de paille et d'herbe fraîchement coupée pour que le foyer dégage beaucoup de fumée. Lorsqu'il ne resta plus que des braises, les enfants et les jeunes gens sautèrent neuf fois au-dessus du feu et comme aucun ne tomba dedans, on estima que c'était un bon présage pour les futures vendanges. Les musiciens qui avaient accompagné la procession jouèrent des airs endiablés et les danses durèrent jusqu'au petit matin; Clément fut l'objet de toutes les attentions et la fille du Maire, Eliza lui accorda même plusieurs danses.

Le grand âge de Fossemalle et ses rhumatismes ne lui permirent pas de danser la bourrée mais il se rattrapa en buvant du vin de Saint-Rome et du [2]tapoueto.

Après cette Saint-Jean mémorable, on lui proposa de l'installer dans une maison du village mais il refusa tout net en disant qu'il préférait mourir là où il avait passé le plus clair de son temps.

Ce n'est que beaucoup plus tard que Clément apprit par l'instituteur du village que ce qu'il avait cru au cimetière du Mas Raynal être les flammes de l'enfer étaient des émanations d'hydrogène sulfuré qui prennent spontanément feu à l'air libre mais lorsqu'il racontait son aventure à des curieux, il se gardait bien d'évoquer les considérations de l'instituteur et, au fil des années, l'aventure s'amplifia et s'embellit au point de devenir une vraie légende, où le fantastique et le merveilleux l'emportaient toujours sur la réalité des faits. Notre héros épousa la fille du maire, Eliza et il construisit de ses propres mains une vaste maison dans laquelle il installa, au rez-de-chaussée un atelier de menuiserie, tandis que sa femme tenait une auberge à l'étage supérieur.

Quant aux chasseurs de Saint-Rome-de-Tarn, l'arrêté de Louis-Philippe ne leur parut plus aussi injuste puisqu'ils pouvaient désormais tuer autant de gibier qu'ils voulaient en chassant du côté du Mas Raynal; là-haut, la terre n'appartenait à personne et quand les villageois des environs s'étonnaient de leurs succès, ils répondaient en riant :

[3]Si manjem de perdigals et lebrautets groussets es per lou diaple de Fossemalle !

--- FIN ---



[1]Tromperie par enchantement

[2]Eau de vie

[3]Si nous mangeons des perdrix et des levrauts grassouillets, c'est grâce à ce diable de Fossemalle