Michel LOIRETTE Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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LES RELIQUES
Ce qui surprenait le plus, c'était l'impression de calme et de silence que seuls les croassements des corbeaux parvenaient à briser. Au pied des montagnes verdoyantes, la vallée formait, curieusement, une immense tache sombre. Il fallait s'approcher pour découvrir l'horreur du spectacle. Le sol était jonché, sur plusieurs centaines de mètres, de milliers de cadavres et des hordes de loups affamés disputaient aux vautours et aux corbeaux les débris humains.
En fait, le silence n'était qu'apparent car avec plus d'attention, on percevait les gémissements des hommes qui agonisaient. Il règnait une odeur épouvantable de pourriture et des nuages de mouches s'envolaient dès que l'on approchait. Les animaux n'étaient pas les seuls charognards à dépecer les victimes, des vilains et des serfs accourus des villages de Brousse et de Cornac dépouillaient les morts, leur arrachant hauts et bas de chausses, ceinturons de cuir, fibules en bronze, objets de convoitise pour les simples rustres qu'ils étaient. Les haches, les lances et les arcs avaient déjà disparu, volés dès la fin du combat par les guerriers qui avaient survécu au massacre.
Cinq jours plus tôt avait eu lieu, ici même, un des plus terribles affrontements que les Francs aient dû livrer contre les Vikings. Les drakkars des pillards normands, avec à leur tête, le sanguinaire Björn, avaient remonté les cours de la Dordogne et du Tarn et semaient la désolation dans les campagnes, brûlant fermes, monastères et châteaux.
Le propre neveu de Charles-le-Chauve, Pépin, conduisait une troupe forte de milliers de chevaliers et d'archers, suivie d'une piétaille tout aussi nombreuse de serfs et de mercenaires. Les vassaux de Lothaire II de Lorraine, appelées à la rescousse, avaient rejoint l'armée royale. La confrontation avait eu lieu à Requista, à l'endroit même où les guerriers de Björn avaient débarqué et établi leur camp, avant d'entreprendre leur œuvre de dévastation. Le combat avait été d'une violence extrême et s'était poursuivi jusqu'à la nuit car les deux armées luttaient avec la même sauvagerie. Les Francs ne purent vaincre que grâce à leurs archers qui étaient supérieurs en nombre et mieux entraînés. Les pertes en hommes furent immenses, des milliers de soldats avaient été tués.
Un moine de l'Abbaye de Conques, le Frère Ariviscus enjambait les cadavres. Il bénissait les morts, administrait l'extrême-onction aux agonisants et donnait de l'eau de vie aux blessés. Il réservait ce traitement de faveur aux chrétiens et n'hésitait pas à abréger, sans la moindre hésitation, l'agonie des païens en leur administrant, au nom de la Sainte Trinité, un grand coup de bâton sur la tête.
Il soignait à présent un jeune homme qui gisait à terre, victime d'une estocade mais dont le crâne avait, miraculeusement, résisté au choc de l'épée; celle-ci s'était brisée en heurtant l'os. Un morceau de ferraille s'était fiché dans le cuir chevelu et il fallut toute la dextérité du moine pour parvenir à l'en extraire. Le jeune homme s'appelait Galzinq et était asservi au domaine du seigneur de Brousse. Son maître qui s'était rallié à l'armée royale avait été tué ainsi que tous ses compagnons. Ariviscus lui avait proposé de l'emmener avec lui car il avait besoin d'un jeune novice pour mener à bien une expédition périlleuse. Le jeune homme encore tout étourdi par le coup sur la tête accepta la proposition sans broncher car il savait qu'elle lui permettait d'échapper au servage. Le Frère Ariviscus lui expliqua qu'il se rendait à Pompéjac pour dérober les reliques de Sainte Foy, une martyre qui fut brûlée à l'âge de 12 ans sur un gril puis décapitée. Venant d'un religieux qui devait respecter le commandement divin: "Tu ne voleras point", le projet peut surprendre mais un moine obéissait à son abbé et une relique était considérée comme un don immatériel et universel de Dieu consenti à tous les chrétiens.
L'abbaye de Conques ne possèdait pas de reliques. Il fallait combler au plus vite cette lacune car les ossements des saints conservés pieusement dans des châsses attiraient dans les monastères une foule de quémandeurs. Les Saints protecteurs, leurs reliques, toujours supposées authentiques, les talismans, facilitaient les requêtes ou intervenaient, du moins l'espérait-on, pour conjurer les malheurs des hommes et alléger leur misère. Si par bonheur des miracles survenaient, l'abbaye bénéficiait de la générosité des chrétiens qui se ruaient alors vers des lieux où la grâce divine se manifestait. La dîme et les offrandes versées par les pélerins enrichissaient le monastère. Sans reliques, les religieux vivaient dans la misère la plus sordide.
En ces temps troublés, les moines n'hésitaient pas à fuir pour échapper aux exactions des Vikings. Ils abandonnaient tout, sauf leurs reliques; ils exerçaient sur elle une vigilance de tous les instants et se méfiaient, surtout, des moines venus des autres abbayes.
Quelques années plus tôt un frère du monastère de Conques, un certain Audaldus, avait vainement essayé de rapporter d'Espagne, les restes de Saint Vincent de Saragosse. L'évêque de la ville espagnole avait eu vent de l'affaire et avait fait reprendre les reliques, manu militari, avant que notre moine eût le temps de franchir les Pyrénées. L'abbé ne lui pardonna pas son échec et il fut renvoyé.
Le trajet jusqu'à Pompéjac dura près d'un mois. Ariviscus et son novice durent accomplir un grand détour par la montagne pour éviter de mauvaises rencontres. Dans la vallée albigeoise des bandes de reîtres sans foi ni loi semaient la terreur et les Vikings, malgré leur défaite se livraient toujours au pillage. Cela n'empêcha nullement nos voyageurs de croiser des vagabonds en guenilles, de faux moines, des saltimbanques et des voleurs à la tire, tous professionnels du chapardage et de la rapine et dont ils devaient aussi se méfier. Ils suivirent le chemin qui, après Monestiés et Salles, conduit au promontoire rocheux de Cordes. Pendant leur périple, ils trouvèrent asile dans des fermes mais bien souvent ils couchèrent avec les animaux dans les étables ou s'endormirent à la belle étoile. Pour les repas, ils devaient compter sur la générosité des paysans mais ceux qui vivaient dans les montagnes étaient très pauvres. Ils se contentèrent bien souvent de bouillies d'orge et de fèves et de quignons de pain de seigle. Lorsqu'ils étaient accueillis dans un monastère, ils pouvaient espérer une chère sinon de meilleure qualité du moins plus abondante. Les moines leur servaient d'énormes écuelles de soupe épaisse ou des maquereaux passés au four mais le mets le plus prisé par nos compères était une sorte de chausson aux pruneaux qui ressemblait à s'y méprendre à du far breton. Après des repas aussi plantureux, il ne leur restait plus qu'à faire une longue sieste dans la paille d'une grange dont le confort valait bien celui d'une cellule monacale.
Ils arrivèrent par un beau jour d'été, à Pompéjac, et découvrirent une petite communauté qui regroupait une quinzaine de moines. Ces religieux vivaient selon le rite imposé par Benoît d'Aniane et avaient tous fait vœu de pauvreté. Ce moine qui portait le même prénom que le fondateur des abbayes bénédictines avait rendu encore plus sévère la règle instaurée par Saint-Benoît de Nursie. Ses disciples ne mangeaient jamais de viande, ne se baignaient pas et ne changeaient de linge que tous les quarante jours! Le monastère de Pompéjac ne comportait ni cloître ni bâtiment conventuel. Des huttes de branchages servaient de logis aux moines et les offices étaient célébrés dans une chapelle où l'on préservait les fameuses reliques. Une grange faisait office de réfectoire, d'atelier d'écriture et d'entrepôt.
Il leur fallut ruser pour être admis. Le Frère Ariviscus inventa une histoire où il contait avec force détails, l'incendie et le pillage de leur monastère par les Vikings. Tous les moines avaient été massacrés et ils n'avaient dû leur salut que parce qu'ils poursuivaient des porcs qui s'étaient échappés de leur bauge. Avec des sanglots dans la voix, Ariviscus parvint à attendrir les moines de Pompéjac mais le plus difficile lui restait à faire. Comment s'emparerait-il de la dépouille de la Sainte?
Les reliques étaient pieusement conservées dans la chapelle dont la porte d'accès, en dehors des offices, était fermée à double tour. Il n'existait qu'un exemplaire de la clef et l'Abbé la conservait jalousement pendue à sa ceinture. Ce n'était pas un homme à se laisser leurrer par de grossiers stratagèmes. Son regard était froid et inquisiteur et il n'accordait de crédit à ce qu'on lui racontait qu'après avoir parfaitement vérifié les dires de ses interlocuteurs. Il appliquait avec zèle la règle de Saint Benoît d'Aniane et imposait à ses coreligionnaires jeûne et abstinence.
Il fallait prendre patience et attendre le moment opportun.
Les moines de Pompéjac avaient deux occupations essentielles : ils copiaient et enluminaient de précieux manuscrits et cultivaient la vigne. Le Frère Ariviscus se proposa comme copiste parce qu'il connaissait parfaitement l'écriture carolique. Au monastère de Conques, il avait pendant plusieurs années recopié les Evangiles sur d'immenses rouleaux en parchemin.
Etre scribe était un dur métier. Cela brouillait la vue, rendait bossu, rentrait la poitrine et brisait les reins mais les copistes jouissaient d'un grand prestige. C'est plus de 20 ans après la mort de Charlemagne que l'écriture carolique, au tracé très harmonieux avec ses hasts et ses queues, remplaça l'onciale et s'imposa comme une écriture universelle. Les moines de Pompéjac ne connaissaient que la capitale rustique qui, certes, ne manquait pas de charme mais dont les caractères n'étaient pas parfaitement codifiés, si bien qu'un manuscrit rédigé dans un monastère était illisible dans un autre. Ariviscus vanta les mérites de l'écriture carolique et proposa aux copistes de Pompéjac de leur en apprendre les rudiments.
Sur la quinzaine de moines que comportait le monastère, seuls trois religieux travaillaient dans l'atelier d'écriture. Les autres cultivaient la vigne. C'était pour la plupart d'anciens serfs que le Seigneur de Pompéjac avait offert au monastère pour se faire pardonner ses péchés.
Le vin était une boisson fort prisée. Un chroniqueur de l'époque racontait que Saint Remi avait fait jaillir d'un tonneau une source de vin pour en faire cadeau à Clovis mais le breuvage produit par le monastère était une horrible piquette qui brûlait le gosier. Notre novice Galzinq qui avait naguère cultivé les vignes du seigneur de Brousse connaissait des recettes susceptibles d'améliorer la qualité du vin. Il proposa ses services aux frères de Pompéjac qui acceptèrent son aide de bonne grâce.
Les mois et les années passèrent et les moines avaient oublié les circonstances de l'arrivée de nos deux compagnons. Le rayonnement du Monastère devint tel qu'il fallut admettre de nouveaux religieux pour faire face aux commandes de plus en plus nombreuses. Le vin était livré jusqu'à Libourne et des confrèries aussi prestigieuses que celles de Saint-Germain-des-Prés ou de Saint-Denis eurent recours aux moines de Pompéjac pour écrire et enluminer des ouvrages qui ornèrent ensuite leurs bibliothèques.
Grâce aux bénéfices acquis par l'abbaye, l'abbé songea à édifier un véritable monastère. Les moines vivaient à l'étroit et la grange était incommode pour pratiquer des travaux d'écriture. Le Frère Eusabius, venu de Moissac et qui avait participé à la construction de l'église abbatiale se proposa comme Maître d'Œuvre.
Après bien des observations, il dessina une vaste plate forme de terre battue sur laquelle il voulait édifier la future abbaye. Bientôt des charpentiers, des forgerons, des tailleurs de pierre et des cordiers s'activèrent autour des fondations tracées par le moine.
Galzinq qui avait toujours vécu dans les champs et qui ne savait ni lire ni écrire s'était pris de passion pour ces travaux. Lorsqu'il ne cultivait plus les vignes, il restait de longues heures avec le Maître d'œuvre qui lui confiait des secrets. Celui-ci s'adressait à lui en toute liberté car il était persuadé que le novice était trop niais pour saisir la moindre parcelle de ses théories. Le Frère Eusabius connaissait parfaitement les Ecritures des Pères de l'Eglise. Sans doute, avait-il lu quelques textes grecs ou latins traitant d'architecture mais il possédait surtout ce prodigieux savoir transmis oralement qui en faisait un virtuose du maniement du compas et de l'équerre, de la corde nouée et de la canne. Entreprendre la construction d'une abbaye requérait du Maître d'Œuvre un véritable acte de foi puisqu'il tentait de reproduire les forces cosmiques qui favorisaient l'ascension de l'homme vers Dieu.
Galzinq qui n'avait pourtant jamais étudié l'architecture retint des propos du moine tout ce qu'un paysan ressentait confusément dans son combat permanent avec la nature.
Pris dans le tourbillon de ces multiples activités, le Frère Aviriscus et son novice n'oubliaient pas pour autant les raisons secrètes qui justifiaient leur venue à Pompéjac. Malgré tous leurs efforts, ils devaient bien convenir qu'ils n'avaient toujours pas trouvé la ruse qui leur eût permis de dérober les reliques. L'Abbé avait juste consenti à leur révéler l'endroit où la dépouille mortelle avait été déposée mais il s'était empressé de refermer à clef la porte de la chapelle.
Une occasion inespérée se présenta enfin.
Pépin d'Aquitaine qui règnait sur cette région décida de visiter ce monastère dont on ne cessait de faire l'éloge. Les enluminures des manuscrits brillaient de tous leurs ors et la vinasse s'était transformée en un vin ample et généreux.
Nous étions au début du mois d'octobre, l'été avait été très ensoleillé et les vendanges s'annonçaient particulièrement abondantes.
Lorsque Pépin d'Aquitaine se présenta aux portes du Monastère, les moines venaient de fouler de leurs pieds les raisins et un jus vermeil reposait dans d'immenses fûts de chêne. Les bénédictins ne buvaient le vin que dans les six mois qui suivaient la période de vinification. Ils n'avaient jamais eu l'idée de goûter ce breuvage sucré qui n'est déjà plus du jus de raisin. Galzinq avait toujours en mémoire les soirées d'ivresse qui suivaient la période des vendanges. Il savait combien cette boisson était diabolique car on pouvait en ingurgiter de grandes quantités sans en ressentir, immédiatement, les effets, ou plutôt lorsque l'on commençait à les éprouver, on ne tardait guère à sombrer dans une profonde léthargie. Il se souvenait d'un serf qui était tombé brutalement dans une barrique et s'y était noyé après avoir bu plusieurs litres de ce breuvage.
Le repas servi pour la venue de Pépin d'Aquitaine fut fastueux. On oublia, volontiers, ce jour-là, la sacro-sainte règle de Benoît d'Aniane. Sur la grande table monastique, on dévora sangliers, agneaux, plâtrés d'anguilles et de saumon, tout cela assaisonné d'épices, de clous de girofles, d'aïls et d'oignons, et bien que les ventres fussent rassasiés, on fit même honneur aux pâtisseries.
A la fin du repas, le Frère Ariviscus proposa, sournoisement, à Pépin de servir à toute l'assemblée le breuvage dyonisiaque en vantant ses qualités reconstituantes. Les barriques furent rapidement vidées et à la fin de la journée, à l'exception de nos deux compères qui s'étaient prudemment abstenus, tout le chapitre somnolait et les seuls bruits qui retentissaient étaient ceux des pets, des ronflements et des éructations!
Ariviscus en profita pour détacher la clef du ceinturon de l'Abbé qui avait succombé, lui aussi, aux charmes de l'ambroisie et dormait du sommeil du juste.
Ils descendirent dans le sépulcre et s'emparèrent, aisément des reliques.
Sans demander leur reste, ils s'enfuirent sur les chevaux que les gardes avaient imprudemment abandonnés à la porte du monastère.
Leur chevauchée à travers les montagnes dura plusieurs jours et plusieurs nuits mais ils ne s'arrêtèrent pas, au risque d'épuiser leur monture car ils craignaient d'être poursuivis et rattrapés par les soldats comme l'avait été le pauvre Audaldus.
Le Jour de la fête de tous les Saints, ils pénétrèrent, triomphalement, dans le monastère de Conques sous les regards ébahis et admiratifs des autres moines et remirent, solennellement les reliques de Sainte Foy à L'Abbé.
Un magnifique reliquaire, en vermeil, rehaussé de rubis et d'émeraudes, à l'effigie de la sainte fut commandé à un orfèvre et, deux ans plus tard, il fut exposé dans une chapelle de l'église abbatiale.
Ariviscus promu prieur de l'abbaye de Conques se vit confier la responsabilité du "scriptorium" qui devint aussi célèbre que celui de Cluny.
Comme les moines l'avaient espéré, Sainte Foy accomplit des miracles et les pélerins affluèrent de toute la chrétienté pour bénéficier, à leur tour, de la grâce divine.
En revanche, personne ne sut vraiment ce qu'il advint du couvent de Pompéjac si ce n'est que les moines furent la risée de toute la contrée, que l'on se moqua de leur gourmandise et de leur ivrognerie. La construction de l'église fut abandonnée et l'abbé, profondément ulcéré par tant d'ignominie s'en alla finir misérablement ses jours comme ermite dans une forêt périgourdine.
Le Frère Galzinq malgré ses prouesses ne dépassa pas le grade de novice. En dépit des efforts d'Aviriscus, il n'apprit jamais à lire et à écrire et préféra quitter les bénédictins pour retourner dans ses montagnes natales.
Pour le récompenser de sa bravoure, l'Abbé lui remit un pécule et il fut définitivement déclaré homme libre.
Lorsqu'il arriva au village de Brousse, sa renommée l'avait déjà précédé et il fut accueilli comme un héros. Le nouveau Maître des lieux, le Chevalier de Gozon, qui avait appris qu'il possédait quelques connaissances en architecture lui proposa de l'assister dans la construction d'une forteresse qu'il voulait implanter sur les hauteurs qui surplombent le Tarn, face aux villages de Brousse et de Broquiès.
C'est ainsi qu'avant de construire remparts, tours et mâchicoulis fut édifiée une église qui ressemblait curieusement à celle de Moissac.