Michel LOIRETTE
La boîte brisée

Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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Chapitres :  

  1. LA BOITE (lecture gratuite en novembre)
  2. L'ANGLAIS (lecture gratuite en novembre)
  3. LE DEJEUNER SUR L'HERBE (lecture gratuite en novembre)
  4. L'EAU DE PIQUEPOULE (lecture gratuite en novembre)
  5. LA PETROLETTE (lecture gratuite en novembre)
  6. CHARLEMAGNE
  7. LE MONSTRE DE GOZON (lecture gratuite en novembre)
  8. LES FRAISES (lecture gratuite en novembre)
  9. LA DEMANDE EN MARIAGE (lecture gratuite en novembre)
  10. LA DOUCE (lecture gratuite en novembre)
  11. LES RELIQUES (lecture gratuite en novembre)
  12. LA MULE (lecture gratuite en novembre)
  13. LE MOUTON NOIR (lecture gratuite en novembre)
  14. LE MAS RAYNAL (lecture gratuite en novembre)

 

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CHARLEMAGNE

Un [1]coustoubi ou un [1]ribieyrol qui se fût promené sur le chemin de Cabanous se serait inquiété de la santé des deux jeunes garçons qu'il venait de croiser, peut-être eût-il pensé qu'ils étaient atteints du mal de Saint-Guy ou du tournis que les moutons attrapent sur les causses lorsqu'ils mangent de mauvaises herbes tant ils avançaient avec peine et ne parvenaient plus à retrouver leur souffle. En réalité, un fou rire les tenait aux entrailles, un fou rire à s'enganousser, un de ces fous rires propres aux enfants ou aux adolescents dont les hommes à l'âge adulte ont perdu jusqu'au souvenir tant ils sont tracassés par leurs soucis quotidiens.

Marius et Amédée venaient d'arriver chez l'oncle Emile pour passer les fêtes du 15 août. Ils avaient décidé qu'ils occuperaient leur premier après-midi à pêcher l'écrevisse dans le petit ruisseau qui serpente dans la vallée avant de se jeter dans les raspes du Tarn. La joie d'être au village n'eût pas suffi à provoquer une telle hilarité s' ils n'avaient vécu une aventure qui devait longtemps rester gravée dans leur mémoire.

Chacun sait que pour pêcher les écrevisses, il ne suffit pas de posséder une balance, cette sorte de filet en forme de poche dans lequel ces crustacés d'eau douce viennent se prendre mais qu'il faut les appâter avec une viande bien faisandée. Dans l'Aveyron, pays du roquefort, du peraïl et des brebis, rien d'étonnant à ce qu'on utilisât des restes de mouton. Sachant que le boucher du village, faisait d'ordinaire sa sieste en début d'après-midi, ils étaient entrés subrepticement par l'arrière de l'échoppe. Dans une cuve qui trônait au milieu de la cour, le boucher avait entreposé les carcasses des animaux qu'il avait débités ces derniers jours et que l'équarisseur de Millau venait récupérer chaque fin de semaine. Il faisait une chaleur épouvantable et le lieu empestait la charogne et lorsqu'ils parvinrent à extraire au milieu des déchets de viande et de graisse une mâchoire de mouton sanguinolante, un nuage de mouches bleues s'envola bruyamment. Ils enveloppaient leur futur appât dans plusieurs épaisseurs de papier journal lorsque, soudain, surgit, telle une furie, la femme du boucher.

Ce dernier venait de convoler en justes noces; âgé de plus de 50 ans, il avait jusqu'à présent vécu en garçon et les villageois avaient été fort étonnés lorsque les bans furent publiés à la porte de la mairie. Ils furent ébahis quand ils virent descendre de la diligence de Millau le personnage. Agée d'une trentaine d'années, de taille moyenne mais dotée d'une poitrine volumineuse et proéminente, on la remarquait surtout par sa chevelure flamboyante qui cascadait sur ses épaules et par ses ongles carminés. Le boucher disait qu'il avait fait sa connaissance dans une bonne famille de Montpellier mais de méchantes langues prétendaient qu'il avait dû la rencontrer dans un bouge bien connu des militaires ou des vignerons les soirs de goguette. Quel " carnaval "murmuraient les vieilles femmes qui cousaient des gants sur le pas de leur porte, "que ce n'est pas une honte que de se maquiller et de s'habiller ainsi !" Mariée devant le Maire et même devant le Curé, elle prit possession de la boutique et du tiroir-caisse et comme elle ne manquait ni d'aplomb ni de réparties, qu'elle avait le verbe haut et que, tout compte fait le boucher avait de la bonne viande, on s'abstint de toute remarque désobligeante.

Seules quelques vieilles pies répétaient à ceux et à celles qui voulaient bien les entendre : [2]"Foutut es l'oustal quand lou poul se calo et que la poulo cascalo."

Peut-être parce qu'il faisait chaud ou qu'elle avait été réveillée brutalement pendant son sommeil, la bouchère sortit de chez elle, la coiffure ébouriffée, le corsage dégrafé et nos deux garçons qui n'avaient pas les yeux dans leur poche purent entrevoir ses mamelles resplendissant d'un blanc laiteux. Elle tenait à la main un balai et poussait de terribles imprécations, menaçant d'appeler le garde champêtre et les gendarmes de Saint Affrique...Marius et Amédée prirent leurs jambes à leur cou et remontèrent à toute allure la rue du village.

L'émotion passée, ils se retrouvèrent bientôt au bord du ruisseau. Ils installèrent avec précaution les balances en les bloquant avec des pierres afin qu'elles ne fussent point emportées par le courant puis ils attendirent, patiemment, que les écrevisses viennent. La partie de pêche avait lieu près du jardin de Charlemagne.

Charlemagne était un personnage bien connu dans la région, grand mais à la silhouette légèrement voûtée, on le surnommait ainsi à cause de sa grande barbe. Il était marié et père d'une nombreuse progéniture. Sa femme épuisée par ses multiples maternités ne sortait guère de chez elle et l'on disait qu'au douzième enfant, elle avait décidé de ne plus accepter que son mari commît l'acte de chair. De mauvaises langues prétendaient que depuis cette décision cruelle notre Charlemagne avait trouvé des compensations chez d'autres paysannes, en manque d'affection. Il faut se souvenir que nous étions en 1919 et que près d'une trentaine d'hommes du village n'étaient pas revenus du champ de bataille, pour la plupart ils avaient péri à Verdun ou sur le Chemin des Dames, bien loin de leur Aveyron natal. Notre homme faisait un peu de maraîchage sur un lopin de terre où il faisait pousser selon la saison, des romaines ou des chicorées à la broque, du cerfeuil, des grenailles, ces pommes de terre de la taille d'un œuf de pigeon, au goût sucré, des olivettes, des citres,des haricots à écosser et parfois même leurs frères jumeaux les haricots verts ou leurs cousins germains les petits pois; ce genre de culture était inhabituel dans une région où les paysans cultivaient d'abord la vigne ou l'olivier. La qualité de ses légumes était célèbre sur tous les marchés du canton et l'on se bousculait pour acheter ses productions. En revanche, il ne trouvait aucun acheteur dans son propre village car personne n'ignorait que, s'il parvenait à de tels résultats, c'était au prix de pratiques inavouables. Les plus matinaux savaient que tous les jours, avant le lever du soleil, Charlemagne transportait sur son terrain son seau hygiénique et que c'était, grâce aux défécations de sa nombreuse famille qu'il parvenait à arracher aux cailloux et aux herbes des causses, les fameux légumes qu'il vendait si cher sur les marchés. En secret, d'autres villageois, jaloux des succès de notre homme avaient voulu l'imiter mais les résultats avaient toujours été désastreux car, non seulement, leur terrain était devenu un cloaque nauséabond mais les légumes végétaient et rabougrissaient sur place. Certains parlaient de pratiques diaboliques, d'autres pensaient que cela tenait surtout à la qualité des boyaux de cette famille prolifique. Ceux qui l'aimaient l'appelaient Charlemagne, les autres le père caca!

Le terrain n'avait pas besoin d'être clos car si chacun eût volontiers utilisé la même fumure, personne au village n'aurait eu l'idée de manger ses légumes. Charlemagne y avait implanté une cabanette où il entreposait ses outils et le fameux seau rempli d'une matière devenue aussi précieuse que l'or.

En attendant, les écrevisses devaient encore réserver bien des surprises aux deux jeunes pêcheurs. Les vieux du pays ne disent-ils pas qu'elles sont les poux du diable? Leur curieuse façon de se déplacer est sans doute à l'origine de cette réputation démoniaque et de certaines légendes comme celle qui prétend que si l'on dispose dix écrevisses dans un récipient d'eau exposé au soleil et si on les enterre au milieu d'un champ, on protège la récolte des conséquences des gelées tardives. Tel n'était pas le cas, aujourd'hui, où le soleil brûlait la peau tandis que les cigales de leurs crissements convulsifs assourdissaient l'air.

Les écrevisses, manifestèrent d'abord peu d'appétit pour la mâchoire de mouton et nos deux garçons commencèrent à trouver le temps long. Il leur fallut bien attendre une heure avant de voir l'une d'elles s'engager prudemment sur l'arceau et retomber dans la poche du filet. Ce fut le signal de départ d'une pêche qui, bientôt, devint miraculeuse! Les écrevisses probablement excitées par l'odeur de charogne se bousculaient pour pénétrer plus vite dans le piège. A présent la balance grouillait de pinces et de queues gesticulantes plus occupées à arracher des lambeaux de chair qu'à vouloir s'échapper. Nos deux pêcheurs durent plusieurs fois vider le contenu de la balance dans leur panier.

Bientôt, les prises se firent rares et il fallut bien se résoudre à changer de place car la colonie d'écrevisses qui séjournait dans le secteur venait, probablement, d'être anéantie. Amédée et Marius décidèrent de placer leur balance en aval de la baraquette de Charlemagne mais de l'autre côté car la rive y était encombrée de racines où se dissimulent les écrevisses. Le ruisseau était étroit et Marius eut tôt fait de le franchir à pieds joints. Amédée voulut faire de même mais déséquilibré par le poids du panier, il se retrouva, brutalement, au milieu de l'eau. S'il ne courait aucun risque de noyade car le ruisseau n'était pas trop profond, il était mouillé comme une soupe et lorsqu'il sortit des eaux tumultueuses, il dut trouver un endroit pour faire sécher ses habits. Charlemagne avait installé près de sa cabane un fil où il étendait quelques feuilles du tabac qu'il cultivait clandestinement, à l'insu des gendarmes qui, d'ailleurs, ne venaient jamais jusque là. Il était d'usage dans la région de faire pousser quelques plants d'un tabac que l'on chiquait ou que l'on prisait mais que l'on ne fumait guère.

Après avoir étendu les vêtements mouillés sur le fil, nos deux pêcheurs installaient leur balance dans la rivière lorsqu'ils entendirent venant de la cabane un drôle de bruit, une sorte de halètement rauque, entrecoupé de petits cris comme ceux que la souris émet lorsqu'on l'attrape par la queue. La porte était fermée mais on pouvait facilement voir à l'intérieur par une lucarne. Marius monta sur les épaules d'Amédée et découvrit un spectacle peu ordinaire. Charlemagne entièrement nu chevauchait celle qui, quelques heures plus tôt, les avait expulsés si violemment de son arrière- cour. Il s'exclama :

"C'est Charlemagne qui fait le bouc de Malissier", il faut dire que quelques jours plus tôt, les deux garçons avaient observé avec beaucoup de malice les exploits de reproducteur du bouc de Malissier auquel les paysans venaient apporter leur chèvre quand c'était la bonne période. Marius avait dû dire cela un peu fort car la bouchère poussa un cri et repoussa violemment Charlemagne qui se retrouva assis sur la brouette qui contenait le seau, la faisant chavirer et les deux amants ne purent échapper aux éclaboussures du précieux engrais. Marius qui avait assisté à la scène s'empressa de descendre des épaules d'Amédée, ce dernier reprit ses habits mouillés et ils s'enfuirent en s'esclaffant. Marius était certain que la bouchère les avait reconnus mais il ne manifestait guère d'inquiétude car il se demandait ce qu'elle aurait bien pu raconter à son mari.

En arrivant chez l'oncle il fallut bien s'expliquer sur les vêtements mouillés, parler de la chute dans le ruisseau mais le nombre d'écrevisses capturées combla de plaisir la famille et l'on oublia vite l'incident. Prudemment, Marius et Amédée ne parlèrent ni de la mâchoire de mouton, ni de la scène dans la cabane.

Les jours suivants, ils évitèrent soigneusement les parages de la maison du boucher et ils s'écartaient prudemment lorsqu'ils voyaient poindre à l'horizon la silhouette de Charlemagne portant sur sa brouette la précieuse cargaison. La famille Palies avait peu l'occasion d'acheter de la viande chez le boucher, l'oncle élevait des poules et les œufs suffisaient pour l'ordinaire. L'oncle répétait souvent que * "La car es pel bentre gros, lou paure rousigo l'os "et que* "la car de bilo nous fatigo pas pecaire! n'autres n'abem pas. Ni crons ni pilo per'aquelo gusurio de bouchario." Toutefois, il était de tradition de fêter le 15 août et ce jour, la famille qui était fort nombreuse accourait de Saint-Affrique, de Millau ou de Saint-Georges, l'oncle faisait cuire un cochon de lait qu'il achetait chez le boucher. Amédée et Marius étaient chargés de passer la commande. Ils avaient bien prétexté d'autres obligations comme de ramasser des pissenlits ou de pêcher des écrevisses mais rien n'y avait fait, et on ne se serait pas risqué à discuter les ordres.

Le boucher désossait tranquillement un quartier de bœuf quand ils entrèrent dans la boutique, sa femme était derrière son comptoir, les joues enduites de fard et les ongles couleur sang. Elle fit semblant de ne pas les voir mais sursauta quand son mari dit : "Tiens, voilà nos deux pêcheurs, il paraît que vous avez attrapé toutes les écrevisses du ruisseau près de la cabane de Charlemagne!"

Marius déclara qu'il ne fallait pas exagérer et qu'il devait en rester encore suffisamment pour les autres pêcheurs.

Ils passèrent la commande et dirent qu'ils reviendraient, le lendemain, prendre livraison du fameux cochon.

Ce jour-là, ils trouvèrent la bouchère seule dans son magasin car son mari était en affaire, disait-elle avec l'équarrisseur; en fait d'affaires, ils étaient tous les deux attablées chez la mère Combette occupés à siroter une suze.

Marius et Amédée furent étonnés de constater que la bouchère affichait un sourire radieux et ne semblait manifester aucun ressentiment à leur égard.

* Mon mari vous a préparé le cochon. Tiens le voilà, je l'ai enveloppé dans ce torchon

Elle leur tendit le "colis" sanguinolant duquel, seule la tête du porcelet émergeait. Et comme ils s'apprêtaient à régler leur dû, la bouchère ajouta, avec un grand sourire :

* C'est inutile, on est le 15 août et comme vous êtes de gentils garçons, c'est un cadeau de la maison.

Mon mari me disait encore, ce matin, que si vous vouliez de la viande pour les écrevisses, vous ne devez pas hésiter à lui en demander mais il vous conseille d'aller pêcher plutôt vers Taurin, la rivière est moins profonde que près du jardin de Charlemagne.

Elle ajouta en les fixant d'un regard cruel :

* on ne risque surtout pas d'être emporté par le courant!

Pour faire oublier cette menace non déguisée, elle leur offrit deux sous tout neufs.

Nos deux garçons qui n'en demandaient pas tant, retournèrent chez l'oncle, ravis de l'aubaine, bien conscients que la bouchère venait d'acheter leur silence.

Ils mangèrent de fort bon appétit écrevisses, filet mignon et crèmes aux œufs et ne furent victimes que d'une bonne indigestion.

De retour à Millau, après ce quinze août mémorable, ils s'achetèrent avec l'argent du cochon deux superbes couteaux de Laguiole avec manche en corne noire et tire-bouchon et avec les deux sous neufs de la bouchère s'offrirent, Place du Mandarous, de superbes glaces à la vanille.

Chapitre 7...



[1]Habitants des vallées par opposition à ceux des causses

[2]Fichue est la maison où le coq se tait et où la poule fait cocorico