Michel LOIRETTE
La boîte brisée

Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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Chapitres :  

  1. LA BOITE (lecture gratuite en décembre)
  2. L'ANGLAIS (lecture gratuite en décembre)
  3. LE DEJEUNER SUR L'HERBE (lecture gratuite en décembre)
  4. L'EAU DE PIQUEPOULE (lecture gratuite en décembre)
  5. LA PETROLETTE (lecture gratuite en décembre)
  6. CHARLEMAGNE (lecture gratuite en décembre)
  7. LE MONSTRE DE GOZON
  8. LES FRAISES (lecture gratuite en décembre)
  9. LA DEMANDE EN MARIAGE (lecture gratuite en décembre)
  10. LA DOUCE (lecture gratuite en décembre)
  11. LES RELIQUES (lecture gratuite en décembre)
  12. LA MULE (lecture gratuite en décembre)
  13. LE MOUTON NOIR (lecture gratuite en décembre)
  14. LE MAS RAYNAL (lecture gratuite en décembre)

 

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LE MONSTRE DE GOZON

Le pastrou s'était d'abord assis sur le talus du chemin puis il avait selon l'usage tracé une croix sur son pain, une miche de seigle noir, si dure qu'il l'avait frappée sur le rocher pour mieux la briser. Nul ne connaissait ses parents. Tout au plus, croyait-on savoir qu'il avait été découvert, un jour de printemps, emmailloté dans une étoffe de laine grossière, probablement abandonné par une pauvresse engrossée par un soudard, un de ces routiers de sinistre mémoire qui sévissaient alors dans la région, pillant et tuant sur leur passage, violant les femmes. Elle avait dû se résoudre à l'abandonner pour échapper à la honte qui s'attachait aux personnes dans sa condition. Des esprits malveillants avaient toujours prétendu que ce devait être le bâtard d'une chrétienne et d'un sarrasin. Avec ses cheveux noirs et crépus, son teint basané et ses yeux sombres, il est vrai qu'il ressemblait à un moricaud et dans cette province méridionale du Massif Central qui avait subi tant d'invasions arabes, quelques siècles plus tôt, ces traits physiques étaient fort répandus. Il avait été recueilli par la Louyre, une femme encore jeune qui vivait à l'écart du village et dont les gens du pays se méfiaient car ils la soupçonnaient d'entretenir des relations peu avouables avec l'au-delà. Ne la voyaient-ils pas souvent, les soirs de pleine lune, au lieu dit de la Sabaterie, près du dolmen du Puech Segou, se livrer à d'étranges incantations ou saigner des poulets tout en broyant des herbes. Les paysans ne se résignaient à avoir affaire à elle que lorsqu'une chèvre était atteinte du mal noir ou qu'un mouton avait le gros ventre parce qu'il avait mangé trop d'herbe fraîche. Les scrofuleux et les verruqueuses venaient aussi la voir, d'alentour, pour qu'elle leur fît des emplâtres d'herbes. Car la Louyre connaissait merveilleusement les plantes qui guérissent comme celles qui occissent. Elle passait une part de son temps sur les chemins à cueillir la pariétaire qui rend l'urine plus abondante et plus claire, le chasse-diable qui cicatrise les plus mauvaises blessures mais aussi les dents de lion qui soulagent les maux d'estomac, le mûrier du renard qui soigne les douleurs de gorge, l'épine de cerf qui purge, l'herbe au chat qui calme les hystériques et les épileptiques. Elle connaissait également, et peut-être était-ce surtout pour cela qu'on la craignait, toutes les plantes qui rendent malades ou tuent : les boutons noirs qui ressemblent à la myrtille, l'herbe aux sorciers et la coquelourde qui vous font passer de vie à trépas le paysan le plus solide.

Etrangement, elle aussi, personne ne savait d'où elle venait, elle était de là-bas, disait-on, de ce pays de cocagne où des fruits d'or poussent sur les arbres et où les pêcheurs capturent de gigantesques poissons dans d'immenses étendues d'eaux salées. C'était, bien loin, de l'autre côté de la Montagne. Elle était venue avec son homme, de ce pays de légende, pourchassée par on ne sait trop qui. Elle était déjà grosse de plus de huit mois. C'était en Février, ils avaient été surpris par une tempête de neige, l'homme avait fait une mauvaise chute dans une de ces crevasses qui abondent sur le Larzac et que redoutent tant les bergers et les chasseurs. Il n'avait pas survécu à ses blessures. La femme prise par les douleurs de l'enfantement s'était réfugiée sous le porche de l'église de Cresse et, accroupie dans la neige, elle avait mis bas, sans l'aide de personne, une petitoune toute maigriotte. C'est un cultivateur de Mostuejouls qui allait au marché de Millau qui les avaient trouvées, le matin, serrées l'une contre l'autre.

Curieusement, l'histoire disait qu'une meute de loups les entourait mais qu'on n'avait jamais su s'ils étaient là pour les protéger ou pour mieux les dévorer. A l'approche du paysan, les loups s'étaient mystérieusement enfuis dans le brouillard et chacun avait vu là l'œuvre du [1]griffet. Notre homme qui ne voulait pas contrarier le diable et les autres mauvais génies avait décidé d'accueillir la femme et le bébé dans son modeste [2]oustal, près de Mostuejouls. Quelques mois plus tard il les avaient menées à Gozon dans une petite bergerie où il gardait des moutons lorsqu'il revenait de la foire de Saint-Affrique puis il s'en était retourné chez lui, sans plus se soucier de ses égarées. La femme avait vieilli et la péquelette grandi et il lui avait paru tout naturel d'héberger, à son tour l'enfant abandonné sur le chemin. Avec beaucoup de bon sens elle se disait aussi qu'un jeune mâle dans une maison où ne vivaient que des femmes pouvait un jour être bien utile pour prendre soin des bêtes, chasser le gibier, labourer la terre.

Enfant, elle l'avait employé à ramasser et à éboguer les châtaignes, une fois grandi, il s'était vite révélé habile dans l'art de garder les moutons et les chèvres, d'où le sobriquet de Pastrou dont on l'avait affublé. Le troupeau de la Louyre était bien modeste, une vingtaine de bêtes seulement. Les moutons étaient de ceux que l'on trouvait à l'époque sur les causses, assez hauts en jambes, la tête très busquée, les yeux auréolés de noir. C'étaient des bêtes robustes et de grands marcheurs que l'on élevait surtout pour la laine et le cuir mais que l'on ne dédaignait pas de servir en repas les jours de grandes fêtes. Pastrou les menait paître quotidiennement, même en hiver lorsque la neige avait fondu. Dans la mauvaise saison, il couchait avec eux dans une grange et leur donnait force paille d'avoine ou d'orge, fans de lupin, pois, vesces et féveroles qu'il avait su conserver au sec depuis l'été.

Lorsqu'une bête se démettait un membre, il savait rebouter l'articulation déplacée et l'animal ne tardait pas à gambader dans les champs. Aujourd'hui, il se trouvait à l'extrémité sud des terres communales, sur le couderc, l'espace que le chevalier de Gozon avait laissé aux paysans pour qu'ils puissent élever leurs bêtes.

A vrai dire, au village, on ne connaissait guère le maître des lieux. Tout au plus, croyait-on savoir qu'il était Consul du Bourg et Baïle de Millau. Le nom de Gozon, à la consonnance germanique, indiquait bien qu'il était un descendant des goths et des francs qui envahirent le Rouergue, au Vème siècle. En 533, Théodebert, un fils de Clovis avait rattaché, définitivement cette ancienne province romaine au Royaume Franc et avait consolidé son pouvoir en installant ses compagnons d'armes dans des lieux "forts".

Le château des Gozon, construit en l'an 942, était magnifiquement situé sur un éperon rocheux qui surplombait la vallée du Tarn et les guetteurs pouvaient, à tout moment, sonner le tocsin si des envahisseurs s'avisaient de remonter le cours du fleuve. La forteresse était imposante avec ses quatre tours d'angle, son massif donjon central, sa double enceinte et ses chemins de ronde; elle pouvait supporter allégrement un siège de plusieurs semaines voire de plusieurs mois et, dans le pire des cas, grâce à des souterrains creusés dans la roche les assiégés échappaient aux agresseurs.

Le hameau accroché aux côtes du château était habité par d'anciens serfs, affranchis parce que leurs ancêtres avaient contribué à l'édification de la forteresse. De ce passé de constructeur, ils avaient acquis la réputation d'être d'excellents maçons et tailleurs de pierres que l'on requérait souvent de fort loin pour construire fermes, églises ou monastères. La cathédrale de Rodez n'avait-elle pas vu le jour grâce à ces bâtisseurs qui se transmettaient leurs savoirs de génération en génération? Ces maçons étaient aussi des cultivateurs, ils labouraient et plantaient les manses octroyées par les Gozon, quelques arpents de terre pour les céréales, la vigne, le bois. En contrepartie, les cultivateurs devaient remettre régulièrement un setier de seigle, un autre d'avoine, une poule, un mouton et ne pas oublier quand la saison était venue les corvées de fenaison, de moisson et de charroi et encore, ne fallait-il pas omettre de fournir fougasses, fromage et œufs lorsque le Seigneur l'exigeait. Si personne ne le connaissait vraiment, on voyait souvent une sorte de maître valet, un ancien [3]bouriayré, Pierre Mouls, détesté de tous, brutal et retors et dont la tâche essentielle était d'approvisionner régulièrement en nourriture les habitants du château. Lorsque les paysans apercevaient le chevalier, c'était toujours, armé, houssé, botté, sur son palefroy, le visage dissimulé par son heaume. Une réputation mystérieuse l'entourait. Il vivait seul, sans famille, sans enfants, dans ce nid d'aigles. Il avait appartenu à l'ordre des Templiers de la Commanderie du Larzac avant que celui-ci ne fût aboli par le Roi Philippe Le Bel et avait constitué avec d'anciens compagnons une nouvelle confrèrie, celle des Chevaliers de St-Jean de Jérusalem ce qui lui avait permis, disait-on, non seulement d'échapper au bûcher mais aussi de soustraire au pouvoir royal une part non négligeable de l'immense fortune que les disciples de Jacques de Molay avaient amassée au fil des siècles. Pendant plus d'un mois, des hommes avaient transporté, à dos d'ânes et de mulets des coffres lourdement chargés et personne ne doutait qu'ils ne continssent des pièces d'or. La réputation du lieu protégeait encore mieux ces richesses de la convoitise des voleurs que les murailles et les tours. De Saint-Affrique à St-Rome-de-Tarn et à Millau ne prétendait-on pas que ces hautes terres qui s'étendaient du Tarn jusqu'à sa confluence avec Le Dourdou étaient lieux de légendes et de diableries et qu'il valait mieux suivre la vallée jusqu'à Broquiès que de s'aventurer sur ces chemins où l'on risquait de rencontrer, au détour d'un bois, des [4]trebos ou des fatsillieros, ces personnages malfaisants qui se rassemblent en sabbat sous la conduite d'un des leurs ou du diable en personne ? Il est vrai qu'avant de parvenir jusqu'aux premières chaumières du village, il fallait traverser des paysages tourmentés, parsemés de mégalithes, pierres levées ou pierres plates dont personne ne connaissait la véritable signification sinon qu'ils devaient servir à quelques rites démoniaques. Les villageois de Gozon, eux-mêmes évitaient ces lieux où vivaient des êtres étranges, mi-hommes mi animaux, se nourrissant des racines et des maigres récoltes que leurs mains noueuses arrachaient à la terre. Ne disposant ni de pioches ni d'araires, ils creusaient les sillons de leurs bras et il était dificile de distinguer leurs cheveux noirs et leurs visages charbonnés de cette tourbe. Ces créatures sans âme vivaient dans une région marécageuse où les chemins se perdaient au milieu de profondes ornières remplies d'eau et où nul ne se fût aventuré sans d'impérieuses raisons.

Le Pastrou, insoucieux de tout cela, gardait son troupeau. Il se trouvait, alors aux limites du Bois de Gozon. Pierre Mouls, l'ancien bouriayré, lui avait bien recommandé de ne pas franchir les marches du domaine seigneurial dont le bois constituait l'ultime limite. Personne ne savait pourquoi mais Pierre Mouls avait promis une volée de bois vert à l'imprudent qui aurait osé se risquer jusque là. Cela n'arrangeait personne puisqu'il fallait pour descendre dans la vallée faire un grand détour par St Michel-de-Landesque ou traverser les sinistres marais de Pinsac. Pastrou savait qu'il devait obéissance mais il n'ignorait pas que le troupeau se moquait bien du bouriayré et du Seigneur de Gozon et qu'il obéissait, avant tout, à son humeur du jour et plus encore à la saveur secrète des herbes du chemin. Comme il n'avait pas de chien, il devait en assurer le rôle, pousser, rassembler les bêtes mais c'était surtout les chèvres aux mœurs fantasques qui lui donnaient du fil à retordre grimpant sur les rochers ou dévalant les pentes escarpées et risquant à tous moments d'entraîner derrière elles les moutons toujours prêts à suivre. Pour les repérer plus facilement, il leur avait accroché autour du cou des cloches creusées dans des rondins de bois.

La journée avait pourtant bien commencé, on était en mars, le soleil brillait sur le causse et le troupeau broutait, sagement ; notre Pastrou évidait une baguette de sureau pour en faire une flûte. Alors que l'angelus de midi venait de sonner à l'église du château, il vit à l'horizon de la Loubière, de gros nuages noirs envahir la crête des montagnes et le vent des tempêtes, le vent du Sud se mit à souffler, ce qui est exceptionnel à cette époque de l'année. Très vite une pluie mêlée de grêle s'abattit sur les champs et, fait rarissime en mars, le tonnerre gronda violemment. Par malheur, une des bêtes, probablement effrayée par le roulement du tonnerre prit la direction du Bois de Gozon entraînant à sa suite l'ensemble du troupeau. Notre Pastrou ne voyait plus rien et ne percevait, au loin que le tintement des cloches des chèvres. Se fiant au bruit qu'il entendait, il dévala la colline et se trouva bientôt quelques mètres plus bas, dans une sorte d'anfractuosité rocheuse. Il n'était pas rassuré car la Louyre, sa mère adoptive, qui était savante en la matière lui avait souvent répété que l'homme ne devait jamais pénétrer dans ces antres mystérieux qui s'ouvrent dans le sol. C'était l'entrée de l'enfer, le royaume des farfadets et des faderelles, ces êtres parfois généreux plus souvent méchants qui vous tiennent par les pieds et vous entraînent dans l'autre monde. Des bergers avaient ainsi disparu avec toutes leurs bêtes sans laisser de traces.

La pluie était si forte qu'il ne pouvait pas distinguer son troupeau, il le sentait proche mais les bêlements qu'il entendait semblaient monter des profondeurs de la terre. Pauvres bêtes, le diable les lui aurait-il dérobées ? Il tenta de s'approcher du trou en rampant sur l'herbe mouillée mais, brutalement, le sol s'ouvrit sous ses pas et il se retrouva plus bas, étourdi par sa chute. Revenu à lui, il passa rapidement ses mains sur son visage, palpa ses bras et ses jambes et constata avec joie qu'il était entier et sauf, sa chute avait été amortie par des feuilles et des graviers entraînés là par les pluies d'automne. Ses yeux s'habituaient peu à peu à la pénombre, et il découvrit ses bêtes apparemment au complet et en bonne santé. Il se trouvait dans une immense caverne et il eut la surprise de constater qu'il n'était pas seul avec son troupeau. Un diable couvert de peaux de bêtes luttait à mains nues contre des monstres sortis de l'enfer, grondant et écumant et dont les corps étaient hérissés de pointes. Il avait parfois suivi la Louyre, sans qu'elle le sache, dans une de ces réunions nocturnes où, sur d'étranges pierres plates, la tête ceinte d'une couronne de gui, elle sacrifiait une poule ou un canard en invoquant le Griffet. Le spectacle l'avait le plus souvent amusé. Il devait même s'empêcher de rire lorsqu'il voyait les poulets courir bien qu'on leur eût coupé le cou et il prenait encore plus de plaisir à regarder la fermière entièrement nue sur laquelle la Louyre faisait couler le sang de l'animal en hululant des incantations. Ce qu'il voyait maintenant était autrement redoutable, le diable et les bêtes monstrueuses s'empareraient de lui s'il ne s'échappait tout de suite mais il ne voyait pas comment il pouvait fuir un tel lieu avec tout son troupeau. Ces démons poussaient des cris épouvantables et la pénombre qui régnait dans la caverne rendait la scène encore plus terrifiante.

Il s'était tant bien que mal dissimulé derrière un énorme rocher et espèrait ainsi échapper à l'attention des monstres. C'était compter sans son troupeau qui, effrayé par les hurlements bêlait à tue tête. Les démons surpris par la présence des moutons et des chèvres s'arrêtèrent soudain et ne tardèrent pas à découvrir les intrus. A sa grande surprise, Pastrou se sentit soulevé du sol et se trouva nez à nez avec l'un des monstres. Le visage de ce démon était caché par un heaume comme en portaient les chevaliers de ce temps. Une voix grave et ironique l'interpella :

Te prendrais-tu pour Ulysse pour pénétrer ainsi dans la grotte de Polyphème? Ta fin est proche car tu ne t'échapperas pas sous le ventre des moutons.

Notre Pastrou resta sans voix car aucun cultivateur de Gozon ne s'appelait Ulysse, il ne connaissait pas davantage de Polyphème et ne voyait pas comment il aurait pu fuir sous le ventre des moutons ! la voix humaine le rassura un peu car la Louyre lui avait souvent raconté que le diable lorsqu'il se manifestait auprès de l'homme prenait l'apparence d'un bouc empestant le soufre et la corne brûlée et qu'il ne s'exprimait jamais dans la langue ordinaire des paysans mais en latin ou en grec. De plus, le monstre s'esclaffa lorsqu'il découvrit la mine effarée du petit berger.

Tu n'es pas Ulysse mais je ne suis pas le cyclope. Je suis le Seigneur de Gozon.

Cette révélation loin de rassurer notre jeune homme le pétrifia. Non seulement, il savait qu'il venait d'enfreindre un interdit : pénétrer dans le domaine du Chevalier mais il était en présence de celui que tous redoutaient, au village. Son air terrorisé dut amuser le seigneur de Gozon car ce dernier ajouta :

N'aie pas peur, je ne suis pas un ogre malgré les apparences et je n'ai pas l'intention de te dévorer

Comment t'appelles-tu ?

Pastrou et je vis chez la Louyre près de la Sabaterie.

Il bredouilla quelques mots, s'emmêla dans des histoires de brebis égarées, de baguette de sureau, de tonnerre, de chèvres capricieuses et de clochettes, ce qui provoqua l'hilarité de Déodat de Gozon car c'est ainsi que se prénommait le maître des lieux.

Un des monstres s'était approché de lui et lui léchait les pieds. En fait de démon, c'était un molosse, aux mâchoires massives et puissantes, au crâne volumineux et plissé, au museau large et épais dont les yeux couleur noisette étincelaient dans la pénombre. Il avait déjà vu des chiens semblables dans de grandes fermes du Levézou et il savait qu'on les maintenait attachés parce qu'ils étaient particulièrement féroces. Le prieur de Pradinas ne disait-il pas :[5]"Aquel chi, de bouno houro a maneche dressat, es munit d'un coular de pounchos hérisat, toujour lou as al vent è l'aureillo quillado, del loup et del vouleur decelo l'arrivado".

Son corps était, en effet, bardé d'une cotte de maille aux pointes acérées, sorte de haubert que les chevaliers utilisaient pendant les lices ou les combats guerriers.

Déodat de Gozon portait une simple armure aux attaches de cuir fauve mais, curieusement, il avait accroché sur ses épaules la dépouille d'un loup, un de ces loups-cerviers qui rôdent les nuits d'hiver près des villages. La tête avec sa gueule entrouverte pendait le long de son épaule droite. Que faisaient-ils ainsi accoutrés dans cette caverne ? Notre berger qui n'était toujours pas très rassuré eût aimé le savoir. Comme s'il avait pressenti la question, Déodat s'empressa de lui dire qu'il entraînait ses chiens au combat parce qu'il devait dans quelques mois entreprendre un long voyage dans une île lointaine peuplée de dragons et d'hérétiques. Pastrou était médusé car pour le jeune garçon qu'il était l'évocation de ces voyages lointains dans des pays inconnus était aussi inquiétante que de découvrir l'enfer dans lequel il avait cru être tombé quelques instants plus tôt.

J'aurai besoin pour m'aider d'un jeune garçon comme toi, costaud, ajouta-t-il mais tu me parais un peu poltron.

Pastrou répondit que, s'il avait eu des raisons de s'inquiéter, il n'était pas peureux et qu'il n'hésitait pas à mener son troupeau dans des lieux où personne n'osait s'aventurer, comme dans les champs de la pierre plate. Mais il crut nécessaire de dire qu'il ne pouvait pas laisser son troupeau sans surveillance.

Reviens ici le premier jour de chaque nouvelle lune, un peu après l'angelus de midi. Tu pourras entrer dans la caverne en longeant le bois, tu découvriras près d'un grand chêne, un genévrier qui dissimule un accès plus facile que celui que tu as utilisé aujourd'hui, tu y pénétreras avec tout ton troupeau.

Acceptes-tu maintenant ma proposition ?

Il se contenta d'opiner du chef. Alors, Déodat s'adressa à lui sur un ton plus solennel:

* Jure-moi que jamais tu ne révéleras ce secret ou je fais le serment devant mes ancêtres que tu comparaîtrais à l'instant devant Dieu.

En disant cela, il leva son épée au-dessus de la tête de Pastrou et esquissa un mouvement latéral comme s'il avait voulu l'égorger. Sans dire un mot, il le conduisit par un étroit boyau jusqu'au passage du genévrier et disparut mystérieusement. La pluie avait cessé et le troupeau qui avait déjà oublié sa mésaventure broutait l'herbe devant l'entrée de la caverne.

Les jours, les mois avaient passé, Pastrou avait été fidèle à son serment et à ses rendez-vous les jours de nouvelle lune. Les molosses et le Seigneur s'étaient pris d'amitié pour lui et ils passaient ensemble d'excellents moments. Seul le troupeau enfermé plusieurs heures dans la caverne trouvait le temps long et manifestait son impatience en bêlant bruyamment. Les règles du jeu étaient toujours les mêmes. Déodat dans son armure et sa peau de bête surgissait par l'étroit orifice que notre berger avait un jour emprunté par erreur, le chevalier avancait lentement vers le lieu le plus sombre, là où étaient censés se cacher les monstres. Lorsqu'il les découvrait, il faisait tournoyer son épée au-dessus de sa tête et poussait un cri sauvage, un cri terrible qui jaillissait du fond de la gorge. A ce moment, seulement, nos héros entraient en scène. Les molosses sautaient à la gorge du Chevalier et Pastrou tentait de le déséquilibrer en le poussant violemment dans les jambes. Quelquefois le chevalier empêtré dans son armure tombait lourdement sur le sol mais le plus souvent il sortait victorieux du combat.

Notre garçon avait appris à mieux connaître le Seigneur de Gozon et il s'étonnait de la réputation terrible qui l'accompagnait au village. Il était à n'en pas douter, l'homme le plus généreux, le plus drôle qu'il ait pu rencontrer. C'était un géant blond aux yeux bleus clairs et sa barbe était couleur de blé mur. Il avait été fort étonné lorsque Pastrou lui avait révélé la sinistre réputation dont il pâtissait dans la région et pour se faire pardonner la dureté de son ramonet, Pierre Mouls, il avait décidé de le renvoyer. Un cultivateur de Saint-Michel l'avait avantageusement remplacé, chacun sans en connaître la raison s'était réjoui du changement. Bien entendu, au village personne ne se doutait de ce qui se tramait dans la caverne du bois de Gozon.

Pour notre Pastrou, un mystère subsistait. Pourquoi Déodat de Gozon avait-il besoin ainsi de s'enfermer dans cette salle obscure pour affronter ses adversaires ? Déodat avait promis que le jour où il devrait quitter son château pour entreprendre le long voyage, il lui confierait le secret et qu'il saurait aussi le récompenser de l'aide qu'il avait bien voulu lui apporter.

Nous étions à la fin du mois d'octobre, le soleil commençait à décliner et l'obscurité était de plus en plus grande dans la caverne. Les rayons du jour parvenaient à peine à entrer et le Chevalier dut apporter une lampe à huile pour éclairer les lieux. Comme toujours, ils avaient lutté avec autant d'opiniâtreté mais, aujourd'hui , le seigneur avait vaincu aisément ses adversaires. Il s'était assis sur un rocher. Pastrou et les molosses avaient pris place à côté de lui.

Le temps est venu de te révéler le secret. Je pars demain et je ne reviendrai pas avant de longs mois, peut-être même des années. Je traverserai la Mer pour me rendre à Jérusalem, la ville où le Christ a été crucifié puis est mort pour nous mais je dois avant d'arriver sur les Lieux Saints accomplir une prouesse digne d'un Chevalier. Dans l'Ile de Rhodes, je dois vaincre un dragon qui terrorise les habitants depuis plusieurs siècles ; il s'agit d'une créature hideuse, à l'haleine fétide, au corps couvert d'écailles de poisson et qui ne se déplace qu'à la nuit tombante car elle ne supporte pas les rayons du soleil; malheur à celui et à celle qui le rencontrent le soir; ce dragon vit dans une caverne, dans l'obscurité la plus complète et c'est la raison pour laquelle je m'entraîne ici depuis de longs mois. Je ne pourrai le vaincre que si je parviens à me déplacer dans l'obscurité sans être vu. Pour te récompenser de ta fidélité et de ton aide, j'ai décidé de te donner un de mes chiens, il te connaît, maintenant, et saura t'obéir et t'aidera à conduire ton troupeau et à le protéger des loups. Ainsi te souviendras-tu de moi lorsque tu garderas tes moutons.

Notre berger n'eut pas le temps de le remercier, il resta tout ébaubi avec son troupeau et le molosse promu chien de berger, Déodat de Gozon avait déjà mystérieusement disparu. On raconte qu'à la saison où les feuilles quittent les arbres, des paysans qui gaulaient des noix virent un Chevalier en tenue de combat, sur son palefroy, suivre le chemin qui conduit, là-bas, de l'autre côté de la montagne.

Cette histoire fut contée moult fois par maints menestriers et troubadours, à la Cour des Comtes de Toulouse ou de Rodez, certains chroniqueurs surent l'enjoliver de faits et gestes encore plus étonnants mais nous tenons le récit de Bernard d'Auriac qui habitait un château près de Saint-Rome-de-Tarn et qui avait bien connu notre Chevalier et l'histoire du Pastrou. La fin du conte ravissait tous les esprits, on y apprenait, en effet, que Déodat de Gozon avait terrassé le dragon parce qu'il avait su habilement tirer profit de l'absence de lumière en n'éveillant pas l'attention du monstre. Il l'avait surpris dans son sommeil et l'avait égorgé. Cet acte de bravoure le rendit célèbre dans toute la Chrétienté et personne ne fut étonné qu'il devint quelques mois plus tard, Grand Maître de l'Ordre des Chevaliers de St Jean-de-Jérusalem, ordre de moines soldats qui venaient en aide aux pélerins et croisés pendant leur long voyage vers la terre sainte.

Ce que les troubadours feignaient d'ignorer et que Bernard d'Auriac a narré, ce sont les circonstances du retour de Déodat de Gozon. Lorsqu'il revint dans son fief du Rouergue, une dizaine d'années s'était écoulée. Sa nef accosta au Port d'Aigues, en Octobre 1348. Il découvrit un pays dévasté par la terrible épidémie de peste noire qui décima une partie de la Provence et du Languedoc. Ce fléau venu des confins de l'Orient atteignit les rivages de la Méditerranée, et de là, se répandit dans toute l'Europe, en revêtant une de ses formes les plus redoutables. En quelques heures, un homme bien portant se sentait pris de frissons, crachait des glaires sanguinolantes, son corps noircissait, se couvrait de pus et il mourait bientôt dans d'atroces souffrances. Les routes étaient envahies par des hordes d'hommes, de femmes, d'enfants et de vieillards qui fuyaient désespérement sans savoir où aller car l'épidémie était partout, dans les campagnes et dans les villes. Pour éviter que la contagion ne se répandît, ordre avait été donné de brûler toutes les maisons où le mal était passé et, dans toute la campagne des fumées noires et nauséabondes s'élevaient dans le ciel. Comme un malheur n'arrive jamais seul, les troupes anglaises qui avaient rompu la trêve de 1347 envahirent toute l'Aquitaine et la Guyenne, des villes importantes furent occupées et l'on commença à édifier des remparts autour des cités de Villefranche et de Millau. Les routiers qui n'avaient jamais cessé de dévaster les villages commirent encore plus d'atrocités, rançonnant et pillant, empâlant tous ceux qui osaient résister, ne respectant rien, prêts à se vendre aux plus offrants.

Lorsqu'après avoir gravi le Pas de l'Escalette et franchi les terres inhospitalières du Larzac, Déodat de Gozon se trouva à proximité de son château, il éprouva une grande tristesse en constatant que sa belle forteresse avait été détruite après avoir été pillée, les anglais aidés sans doute par des routiers avaient incendié les maisons du village et trucidé la plupart des hommes valides. C'était un spectacle de désolation épouvantable. Il tenta de s'enquérir du sort qui avait été réservé au Pastrou. Il apprit que ce dernier était mort et, nouvelle encore plus funeste que, sans le savoir il avait une part de responsabilité dans son destin tragique.

A peine le Chevalier avait-il quitté ses terres, Pastrou comprit qu'il venait d'hériter d'un cadeau bien encombrant. Si le molosse avait, en effet, toutes les qualités nécessaires pour défendre un Chevalier ou surveiller une ferme, il ne possédait aucune de celles que doit avoir un chien de berger. Les moutons étaient effrayés lorsqu'ils voyaient fondre sur eux cette bête gigantesque et notre garçon devait passer de longues heures à les regrouper mais surtout, il s'aperçut rapidement que la voracité du dogue était encore plus redoutable que son inexpérience et qu'il faisait preuve d'un appétit sanguinaire qui ne lui faisait accepter que de la viande fraîche, régime auquel le Seigneur de Gozon l'avait habitué. Il eut beau se dépenser sans compter, disposer lacets et collets dans les bosquets pour capturer lièvres et lapereaux, installer des pièges à glue pour prendre grives et merles, l'animal était insatiable et dévorait immédiatement le gibier mais refusait les soupes de châtaignes ou de pois. A son grand désespoir, le chien dépérissait de jour en jour. Un matin, il disparut et l'on n'entendit plus parler de lui à Gozon ou, du moins, il fut question quelque temps plus tard dans les fermes du Levézou d'un animal monstrueux qui dévastait les poulaillers, égorgeait les porcs et les moutons sans que l'on puisse le voir ou le capturer, certains paysans parlaient d'un loup mais à vrai dire personne n'avait vu l'animal et l'on commença à prendre peur jusqu'au jour où Pierre Mouls, l'ancien Bouriayré qui avait trouvé refuge à Broquiès crut, à la croisée des chemins reconnaître un des molosses du château. Ce fut aussi l'époque où la peste noire accomplit ses premiers ravages dans les campagnes et que les routiers répandirent la terreur dans les fermes isolées. Un climat de peur et de suspicion se répandit dans toute la région comme cela est souvent le cas pendant les périodes troublées, il fallut trouver des coupables. Le pape Jean XXII n'avait-il pas dénoncé quelques années plus tôt dans la Bulle Super illius specula l'iniquité de chrétiens seulement de nom qui traitaient avec la mort et pactisaient avec l'enfer, car ils sacrifiaient aux démons? Cette peste prenait, selon lui, dans le monde des développements insolites et envahissait de plus en plus le troupeau du Christ. Pierre Mouls qui ne songeait qu'à se venger du Seigneur de Gozon et qui pensait, à juste titre, que notre Pastrou n'était pas étranger à sa disgrâce prétendit qu'il se passait de drôles de diableries sur les terres du Chevalier et que le chien avait dû être ensorcelé par la Louyre et son fils adoptif et que la seule issue pour se débarrasser de cette bête démoniaque était de brûler sur un bûcher le sorcier et la sorcière. Dieu ne pourrait que remercier les paysans d'avoir fait disparaître une telle engeance de la surface de la Terre. Avec un moine défroqué de l'abbaye de Conques, il parcourait la campagne et avait rassemblé une petite troupe de cultivateurs. Armés de faux et de fourches ces gueux entreprirent de monter jusqu'à Gozon et, malgré les protestations des villageois, ils eurent tôt fait d'arrêter les deux coupables, la fille de la Louyre eut juste le temps de s'échapper dans la montagne. Sans autre forme de procès, on les ligota sur un bûcher et on les brûla sur la place du village devant les habitants terrorisés.

C'est ainsi que s'acheva la triste histoire du petit Pastrou.

En écoutant ce récit, le Seigneur de Gozon resta coi, lui, Grand Maître de l'Ordre de Saint-Jean de-Jérusalem, commandeur des galères qui était venu au secours de tant de chrétiens au pays des infidèles retrouvait son cher pays dévasté par la peste, la cruauté et pis encore par la bêtise. Que n'était-il resté ici pour venir en aide à ceux qu'il aimait au lieu de parcourir les mers, combattre les dragons ou lutter contre les infidèles! Après avoir regardé une dernière fois le magnifique paysage qui s'étendait à ses pieds, le Seigneur de Gozon monta sur son cheval et se retira dans un manoir qu'il avait édifié à Mélac où il passa le reste de ses jours.

Grâce aux menestrels et aux troubadours, la chronique du petit Pastrou et de la Louyre resta célèbre dans toute la région et chacun se souvint que si le Seigneur de Gozon avait bien vaincu le monstre de Rhodes il le devait à un petit berger des causses. Aujourd'hui, plus rien ne subsiste de cette merveilleuse aventure si ce n'est, au creux d'un vallon, une caverne mystérieuse que les habitants du pays appellent la Dragonnière.

Chapitre 8...



[1]Le diable

[2]Maison

[3]Maître, valet

[4]Génies bienfaisants ou malfaisants

[5]Ce chien, de bonne heure à ce manège dressé, est muni d'un collier hérissé de pointes. toujours le nez au vent et l'oreille dressée, du loup et du voleur il décèle l'arrivée